Eugène Martel, Joueurs de cartes au café du Revest du Bion, Musée Granet, Aix en Provence. Cl. B. Terlay.
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Un usage détourné des rituels sociaux


LES DÉFORMATIONS PUDIQUES DU LANGAGE





Sur les bases théoriques voir recherche en psycholinguistique.
Ainsi que les articles publiés en collaboration avec François Péréa : L'alcoolique au comptoir, et Conversations d'alcooliques.



1 - Un observatoire des phénomènes du langage
2 - L'alcool fait parler...
3 - Mais l'alcoolisme coupe la parole
4 - Le désir de guérir ne libère pas l'énonciation
5 - Le domaine de la prétérition...
6 - Et du parler à l'envers




Pudeur oblige, dans l'ordre amoureux, les déformations que ce curieux phénomène impose au langage ne peuvent être étudiées ailleurs que dans les oeuvres littéraires, théâtrales ou cinématographiques. Qui s'étonnera que faute d'enregistrements indiscrets, pour lesquels on trouve peu de volontaires, les seuls domaines accessibles soient de l'ordre de la fiction? Fictions, parfois "plus vraies que nature" grâce au génie de quelques auteurs, mais fiction tout de même, ce qui rend contestable une étude à prétention scientifique.


Un observatoire des phénomènes de langage

Mais il est un domaine ou l'humain a consenti depuis longtemps a faire des expériences sur lui-même, quitte à le payer très cher, et ces expériences se prêtent parfaitement à notre recherche : ce domaine est celui des substances psychotropes, dont la plus répandue est l'alcool.

Nous l'avons déjà évoqué et nous entrons ici au coeur de notre problème. Toutefois il est évident que, sauf à être spécialiste et rompu à la pratique clinique de l'alcoolisme, le profane aura du mal à retrouver, dans les ambiguïtés et dérobades du patient, les lignes de force présentes dans le discours amoureux.

On notera aussi que, depuis toujours, l'alcool passion a pu susciter des pages lyriques et l'amour puiser son inspiration dans l'ivresse. Cette rencontre de l'amour et de l'alcool n'est pas fortuite mais ce n'est cependant pas de cela qu'il s'agit dans ce chapitre. Nous n'aurons en vue que la simple clinique de tous les jours où, l'on voit les patients, en quête d'abstinence ou d'une meilleure santé, tenter de conjuguer leur discours et leur pulsion.

Dans ce contexte, la dépendance alcoolique se présente comme un observatoire exceptionnel des phénomènes linguistiques que nous étudions.


L'alcool fait parler...

Remarquons d'abord que dans l'opinion commune l'alcool a plutôt la réputation de libérer la parole. In vino veritas ne dit-on pas ? Cela est vrai et vérifiable suite à l'effet psychotrope produit sur toute personne par les boissons fermentées. L'alcool qui allège l'angoisse et libère la parole, favorise aussi la rencontre en atténuant la timidité. Ce sentiment n'est d'ailleurs pas sans rapport avec la pudeur qui, elle-même, desserre ses contraintes sous l'effet de quelques verres. L'adolescence, dès qu'elle est confrontée aux "plaisirs et aux gènes du désir sexuel", ne manque pas de l'utiliser à cette fin, voire de se l'entendre conseiller... au moment voulu.

Mais, dans le cas des consommateurs sans problèmes (non dépendants), l'accès à l'alcool reste conforme, ou plutôt assujetti, à un protocole social déterminé. Cette règle vaut même si un événement exceptionnel, tel un mariage, où il convient d'être gai, accepte quelques débordements : l'exception autorise l'exception.

Rien de commun avec la maladie alcoolique où la démesure n'est justement pas exceptionnelle mais quotidienne et non partagée. On constate ici que, plus les quantités sont élevées et transgressives, plus le patient maquille la vérité. Ce pouvoir libératoire de l'alcool sur la parole a donc des limites.


Mais l'alcoolisme coupe la parole

Ces limites sont même indépassables et, devant l'incapacité d'énoncer les quantités consommées, même dans le cabinet médical, on verra le patient déployer soit un cynisme révoltant soit une étonnante habileté dans un mensonge qui, en fait, occupe son existence toute entière. Malgré une alcoolémie parfois impressionnante jamais la "vérité" n'est annoncée par un sujet alcoolique.

Pour être éclairé sur ce paradoxe de l'alcool qui fait parler mais coupe la parole, il faut entendre le patient nous indiquer, à son insu, l'objet de l'interdit et où commence la zone d'inhibition linguistique. L'objet est exclusivement la quantité consommée et la zone d'inhibition, extrêmement résistante, commence là ou le sujet outrepasse le protocole social (ou estime le dépasser) :

Q. - Je bois énormément, il faut me soigner.
R. - Mais combien buvez-vous ?
Q. - Je vous dis dix canettes, après je ne compte plus...

Cette réponse est typique et d'un grand intérêt. Le discours se dérobe là où le sujet n'a plus le support du rituel social. Mais la démesure n'est ni ignorée du sujet, ni déniée, ce qui voudrait dire non présente à la conscience. Elle n'est pas intentionnellement dissimulée, sans quoi ce patient ne serait pas demandeur de soins. Car c'est ici que le problème nous intéresse : en la personne, la volonté d'en finir avec son l'alcoolisme ne libère pas la faculté d'énonciation.


Le désir de guérir ne libère pas l'énonciation

Nous sommes donc dans une de ces situation déjà évoquée où le sujet se voit soumis à certaines lacunes de l'énonciation, se voit contraint au mensonge en toute conscience et en dehors de tout dessein délibéré. Mais l'enjeu est là, et tout, dans le contexte objectif atteste du désir contraire de d'être compris, sinon deviné.

On va donc rencontrer ici des stratagèmes linguistiques, valables pour toutes les formes de réactions pudiques, mais qui sont lisibles et analysables dans l'alcoolisme plus que dans d'autres contextes où cependant la pudeur serait perçue et identifiée comme telle. Une raison évidente paraît tenir à ceci que les deux protagonistes de l'entretien ne sont pas également concernés, comme ils le seraient par la pudeur sexuelle. Le motif interne d'omission élective est unilatéral. Les processus d'inhibition ne fonctionneront donc pas en écho l'un de l'autre comme il en est dans la parade amoureuse.

Les stratagèmes dont nous parlions émaillent toute la consultation médicale et celui qui sait être attentif aux moyens que le patient utilise pour faire passer le message l'aidera à déjouer les inhibitions. L'interruption pudique survient, avons-nous dit, dès l'instant où patient outrepasse le protocole social :

Dix canettes, après je ne compte plus mais...

ici un artifice intervient aussitôt qui permet de contourner l'obstacle :

... le patron du bar m'a dit soixante-dix... (canettes).

On voit que pour se soustraire à la pudeur verbale, le patient a recours au discours cité, procédé que Salvador Dali nous a déjà fait connaître sur un thème moins convivial mais plus innocent, celui du pet.

Conformément à ce qui a été dit plus haut pour les aliments en général, la prise de boisson se fait sous le signe du geste culturel dont la fonction est d'occulter la pulsion pure et de se substituer à l'acte de nature ; on boit pour accueillir, commémorer, "accompagner un repas", voire pour apprécier un vin.

On trinque pour conclure une belote, mais la personne dépendante, qui rejoint ses camarades au bistrot, ne partage avec ceux-ci aucun de ces motifs légalisateurs. Seule existe et prévaut pour elle l’opportunité, bienvenue ou recherchée, de satisfaire à son besoin d'alcool. L'inadéquation des signifiants, facile à percevoir, enraye le fonctionnement normal de l'énonciation. Celle-ci reste possible pour les dix premières canettes parce que ce nombre reste dans les limites (supposée) d'une certaine conformité. Le surplus (hors la loi) renvoie à l'acte corporel pur : il n'est pas énonçable par le sujet.

Autre chose est rejoindre ses camarades pour le plaisir de les rencontrer, autre chose est les rejoindre pour répondre au besoin d'alcool. Dans ce cas la signification de la rencontre est biaisée. Il y a usage détourné du rituel social au profit de l'acte corporel : pour notre patient certains gestes présentatifs (et représentatifs) appartenant à la communauté n'accomplissent plus leur fonction signifiante. Les paroles et les gestes rituels, dont on sait l'importance, ne sont pas adéquats au contexte personnel du patient. Pour celui-ci, d'une part, pour ses camarades, d'autre part, le sens de l'échange n'est pas identique. Il saute aux yeux qu'il n'est plus de rapport de signifié à signifiant entre le protocole social et l'acte de boire. Le rapport apparent est inauthentique et les composants normaux du signe linguistique, le signifié et le signifiant, ne renvoient plus à un même référent vis à vis du discours qui prévaut. Il n'est plus de signe communicable.

Par un autre biais nous retrouvons les contraintes qui, dans le domaine érotique, pèsent sur le discours. Que le signifié soit substitué au signifiant, comme dans la sexualité, que le signifiant soit disqualifié, comme dans l'alcoolisme, les capacités linguistiques sont annulées. Le patient ne peut davantage dire quand, comment, combien et en quelle circonstance il a consommé : le détail n'est pas énonçable. La question si souvent infligée au consultant Combien buvez-vous ? a les caractères de l'obscène.

Dans le cas du sexe nous étions dans un processus non symbolisable. Dans le cas de la dépendance alcoolique, nous sommes devant une démesure non symbolisée parce qu'elle outrepasse le protocole constitué par le consensus communautaire. La "pulsion mise à nu" est rebelle à l'inscription symbolique.

Là encore, ce qui ne peut se dire ne peut se laisser voir. En cette matière une telle contrainte peut surprendre, mais Madame R. nous a appris que le besoin de dissimulation intrigue d'abord l'alcoolique lui-même, qui se surprend à boire en cachette même quand il se trouve seul.


Le domaine de la prétérition...

Comme toute pudeur, le processus décrit conduit à une somme de déformations dont nous allons examiner rapidement les plus courantes.

L'affirmation contraire, autrement dit le mensonge (effet fréquent de la pudeur) conduit le patient à utiliser soit une négation grammaticale, (Je ne suis pas alcoolique) soit un procédé sémantiques (Je bois comme tout le monde). Une telle contradiction de l'évidence par le sujet est particulièrement grave pour le destin social, moral et thérapeutique de l'alcoolique, si l'on méconnaît son origine pudique.

Ici se trouve d'ailleurs le point faible de la clinique alcoologique. Ces attitudes psychiques du buveur conduisent certains médecins à un diagnostic qui inclut l'impossibilité de l'aveu, non pas sur la base du délire, qui est une entité scientifique, ni sur celle de la pudeur telle que nous l'envisageons ici, mais sur celle de la "mauvaise foi" dont la connotation est toute autre.

Car le mensonge n'a pas sa place dans une vision médicale qui se voit ainsi déportée dans l'ordre de la morale. Il n'en faut pas plus pour faire de l'alcoolisme un tabou et de ces patients, trop souvent, des laissés pour compte du Serment d'Hippocrate. Plus honnêtement, on évoque la déni ou la dénégation malgré les difficultés théoriques et cliniques d'un tel rapprochement (voir Freud).

Un examen plus approfondi du comportement linguistique dévoile d'autres procédés qui vont préciser le sens du symptôme : la boisson de prédilection, les moments, les lieux où elle est consommée sont effectivement indiqués mais par prétérition : Jamais à la maison, veut dire au bistrot, comme, en retour, jamais au bistrot veut dire à la maison ; et ainsi de suite : jamais de vin veut dire bière, etc..

Le déplacement temporel est habituel. Les patients, incapables d'exprimer la réalité du moment, en appellent à l'avenir ou au passé: (Je me suis calmé, mais j'ai bu beaucoup autrefois), tout comme, par pudeur, Salvador Dali ne pouvait que rapporter au passé ses selles pestilentielles.

Mais c'est surtout le discours cité (Ma femme dit que je bois ... Mon docteur ne vous a pas téléphoné?) qui constitue un recours précieux et nous donnera la clef du problème : le locuteur évite ainsi, à l'aide d'un tiers énonciateur, d'être le sujet de l'énonciation impossible. Concrètement, nous verrons, sous le jour de la linguistique, qu'il utilise, comme signifiant, un signifié de substitution qui, en tant que composé linguistique, permet de renouer le discours.

Parfois il donnera la préférence à un intermédiaire écrit : Voici mes examens - non sans introduire l'écran de l'ignorance comme précautions supplémentaires : Pour moi c'est de l'hébreu.

Le pronom indéfini, pudique par excellence, va dans le même sens : la phrase on se laisse entraîner évite de renvoyer au locuteur et chacun l'utilise lorsqu'il s'agit d'éviter une implication trop précise.

L'affection étant récidivante, il n'est pas rare que par ses réussites temporaires le sujet fasse entendre ses échecs. La phrase : Je me suis arrêté cinq ou six fois, il nous avertit de six ou sept rechutes.


Et du parler à l'envers

Les procédés d'inversion vont toujours dans le même sens et le processus est sans faille. Le clinicien doit savoir que sauf à provoquer une réaction pseudo paranoïaque, il ne pourra obtenir un réajustement du discours, même chez le patient le plus coopérant. Il se verra opposées des formules construites sur de multiples verrouillages : Le médecin du travail m'a dit que soi-disant qu'il y en a qui disent que je boirais (sic). Ou d'autres, lapidaires :

- Combien buvez-vous?  - ... parlons de Coca-cola.

On conçoit que le patient soit plus à l'aise avec l'écrit ou à distance (au téléphone) ce qu'il faut mettre à profit. Car, comme dans la relation amoureuse, celui qui ne peut prononcer un seul mot désire avant tout être compris.

La pudeur humaine, parce qu'elle régule les rituels alimentaires et les manières de table, se retrouve au premier plan dans la clinique alcoologique. Processus éminemment normatif et communs à tous, elle fait découvrir que les attitudes psychiques qui nourrissent les symptômes et brouillent le discours, ne sont spécifiques ni de l'alcoolisme, ni de la sexualité.

La connaissance de ce comportement linguistique atténue les difficultés d'entrer en relation avec le patient. Il est parfois difficile au médecin non averti de reconnaître une demande de soins lorsque le malade n'a opposé qu'un discours inversé. Heureusement, le plus souvent, nul n'est dupe (ou ne devrait l'être) ni le patient, ni le thérapeute et l'omission élective tient là encore une place importante, si l'on veut contourner les impasses relationnelles. Contraint d'esquiver toute approche verbale de l'acte de boire, le consultant use d'un système qui parait s'imposer à lui de façon aussi implacable que sa dépendance.

En nous confirmant qu'il n'aurait pas confiance en un médecin qui le croirait, un consultant nous indiquait bien la contradiction dans laquelle il était placé.

En fait, il semble bien que nous soyons en présence du seul domaine où la psychopathologie a fait quelque pas en direction de la pudeur, sans toutefois parvenir à l'identifier comme telle.

Ainsi, devant l'échec des tentatives de résolution psychanalytique des conduites alcooliques Abraham, disciple de Freud nous livre cette remarque :

L'alcoolique... nie jusqu'à la mort des faits indiscutables. (...) Il se défend de toute tentative d'approfondissement. (...) Quelle différence en effet entre (...) le serment d'ivrogne, (et) le "je ne le ferai plus", de l'enfant onaniste?

Tout le problème tient à ceci que, justement il n'est pas de différence mais une identité profonde qui, cependant, ne se situe pas dans le lieu où ces auteurs la placent.

Certes, ni l'ivrogne, ni l'enfant ne peuvent réduire les désirs en question :

- dans les deux cas nous sommes dans l'ordre de la pulsion : pulsion pathologique pour l'alcoolique, pulsion salutaire pour l'enfant ; la différence qui les sépare n'est donc pas mince : elle est celle qui distingue le normal du pathologique ;

- dans les deux cas s'impose une même dissimulation opiniâtre dont la cause est assurément unique et identique : l'impossibilité de rendre compte, par le langage d'un acte corporel. En son fond, le problème n'a à voir ni avec la sexualité ni avec la dépendance alcoolique, il est linguistique.






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