Les très riches heures du duc de Berry
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LES DONNEES DE LA LINGUISTIQUE



encodage / décodage, le discours cité, le pronom indéfini, l'humour.







Ce texte aborde certaines notions du point de vue de la linguistique structurale. Pour les personnes peu familiarisées avec cette discipline, il est possible d'accéder directement au chapitre suivant.


1 - Emission et réception d'une séquence linguistique
1 - 1 - Parler
1 - 2 - Ecouter
1 - 3 - Le circuit de parole
1 - 4 - Les clés linguistiques de la pudeur
2 - Les passerelles
2 - 1 - Le discours cité
2 - 2 - Une autre affectation de la réalité
2 - 3 - Je, on, sur l'emploi de ces pronoms
2 - 4 - L'humour



Considérer un obstacle au langage comme affectant l'énonciation (et non le message) nous impose un détour vers les travaux de Roman Jakobson sur les processus de production de la parole. Dans un texte bien connu : "Deux aspects du langage et deux types d'aphasie" (LG1 p.43), puis dans "Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe" (LG1 p.176) enfin dans son ouvrage "Langage enfantin et aphasies", cet auteur approfondit les rapports respectifs du code et du message en même temps que les conditions d'émission et de réception d'une séquence linguistique. De ce corpus nous donnons ci-après un aperçu très abrégé qui fera retour sur les principaux points relatif aux questions soulevées jusqu'alors.

Si, pour le sujet qui nous concerne, nous admettons comme hypothèse que la rétention pudique de la parole a quelque chose à voir avec l'énonciation, ces deux supports du discours, que sont le code et le message, doivent nous intéresser au premier chef dans leurs rapports respectifs.

(Pour le lecteur peu informé, nous dirons que fait partie du code tout ce qui dans le discours serait substituable d'une langue à l'autre, tels les vocables. Le message est une production de la pensée, une idée, qui peut s'énoncer quelle que soit la langue. Il est donc indépendant d'un code lexical déterminé).


1 - Emission et réception d'une séquence linguistique

JAKOBSON nous rappelle que toute fabrication d'énoncé suppose de la part du locuteur :

- qu'il choisisse des mots,
- qu'il les associe.

Ainsi, est-il aisé de percevoir que le comportement de toute personne qui parle fait appel à deux fonctions fondamentales :

- la première appelée sélection est sollicitée lorsque l'esprit choisit (p. ex. un vocable dans le code lexical). Cette opération reconnaît les ressemblances, c'est-à-dire, les similarités ou les non similarités, dans le vocabulaire commun à tous les locuteurs d'une même langue. Dans ce "fichier", la sélection identifie et sépare (inclut ou exclut) les semblables ou les opposés (homonymes, synonymes, antonymes);

- la seconde opération, appelée combinaison, est non moins nécessaire au discours ; elle a pour fonction d'associer de façon pertinentes et compréhensible les unités linguistiques préalablement sélectionnées ; par exemple, composer une phrase en associant le verbe avec son sujet et son complément.

La notion essentielle pour l'objet de notre étude réside en ceci que cette mise en connexion obéit à une logique tout à fait différente de la première opération dite de sélection ; elle organise entre elle et ajuste, façonne peut-on dire, les éléments déjà sélectionnées selon la fonction à laquelle ils sont appelés (ce que l'on fait en accordant les verbes ou en ajustant les pluriels). Cela aboutit à passer des phonèmes aux mots, des mots aux phrases... donc à construire d'autres unités linguistiques, plus amples, plus complexes, pourvues de sens et dites de rang supérieur.


1 - 1 - Parler

L'action de parler, qui impose de choisir et associer, met donc en jeu ces deux fonctions dont les actions sont divergentes :

- inclure ou exclure (sélection) des unités linguistiques sur une base de similarité / non similarité;
- associer ces différentes unités (combinaison).


1 - 2 - Ecouter

Le point important réside en ceci que l'auditeur utilise les mêmes fonctions, mais il le fait en sens inverse.

Pour celui qui écoute, l'ensemble est perçu en premier lieu, les données étant reçues déjà synthétisées par celui qui parle ; la reconnaissance de leur association, c'est à dire de leur place et de leur fonction dans le contexte (contiguïté) intervient donc en premier lieu, elle est le premier travail de l'auditeur ; l'identification des composants du message reçu (sélection) est subordonnée à cette reconnaissance : selon l'exemple de Jakobson, c'est par le contexte que l'auditeur saura si l'on parle d'un banc (siège) ou d'un banc (de poissons).

En résumé, selon Jakobson :

- La réception d'un message nécessite son décodage.
- Tandis que l'émission, la fabrication des mots ou des phrases, est une opération d'encodage.

En effet, pour le locuteur, le choix des constituants de la phrase anticipe sur leur intégration dans le contexte, puisqu'on choisit les mots avant de les combiner ; la sélection est ici l'opération première (l'antécédent). L'élaboration du contexte (le mot ou la phrase) par combinaison des éléments est subordonnée à la sélection première de ces éléments (elle est le conséquent).

On remarquera donc que ces "comportements abstraits" (sélection/ combinaison) par lesquels s'aménagent les différentes unités linguistiques (les mots à partir de phonèmes, les phrases à partir de mots...):

- opèrent dans un ordre déterminé,
- mais inverse selon que l'on est dans l'acte d'écoute ou dans l'acte de parole.


1 - 3 - Le circuit de parole

La succession des ordres (Jakobson emploie le terme de consécution) sélection / combinaison, apparaît différente selon que l'on est locuteur ou destinataire d'un discours, l'accomplissement de l'acte de parole suppose la séquence [sélection ---> combinaison] qui est celle de l'encodage ;

alors que l'écoute met en jeu une succession inverse [combinaison ---> sélection] qui est celle du décodage.

En conséquence, l'énonciation, qui seule nous retiendra pour l'objet de notre étude, se présente comme un processus d'encodage où :

- l'acte premier (l'antécédent) implique la sélection par laquelle les composants linguistiques sont extraits du "fichier commun";
- l'acte second (le conséquent) implique la combinaison et le façonnage des composants sélectionnés afin qu'ils soient organisés en phrases.

Nous retiendrons :

* que cet ordre n'est pas modifiable ;
* que les deux fonctions, sélection/combinaison, aux effets antagonistes, ne peuvent être substituées l'une à l'autre puisque leurs applications et leurs effets sont radicalement distincts ; l'une initie la parole, l'autre initie l'écoute ;
* mais surtout qu'aucun énoncé ne peut être construit sans composant linguistique préexistant.


1 - 4 - Les clés linguistiques de la pudeur

En effet, et cela est essentiel pour notre problème, si nous considérons la séquence propre à l'énonciation [sélection ---> combinaison], nous remarquons qu'elle n'est exécutable qu'en présence de matériaux linguistiques et qu'elle ne l'est plus en leur absence.

Autrement dit elle est inefficace quand fait défaut la composante énonçable (la substance communiquée) du signe linguistique, connue de longue date en terme de signifiant.

Ainsi peut-on comprendre que la parole s'efface dans la relation sexuelle où la chose communicante devient elle-même la chose communiquée, où, plus précisément, le signifiant voit ses fonctions capturées par le signifié. Tel est le cas aussi dans l'alcoolisme quand le signifiant, tel que validé par le contexte social, est inadéquat au contexte intime du locuteur.

Une séquence d'encodage verbal peut-elle s'initier autrement qu'avec des constituants linguistiques? Il semble que cela soit impossible au risque d'une hétérogénéité logique dans la consécution que l'on sait. L'énonciation de l'acte, son introduction dans le circuit de parole, est conditionnée par la mise en conformité avec une chaîne signifiante qui véhicule le protocole social de référence, autrement dit la loi.

Nous sommes renvoyé à la nécessité humaine d'un Verbe préalable à l'énonciation. Ce "Verbe intérieur pré linguistique" peut être un concept construit, un symbole, un rituel. C'est le cas le plus habituel, mais ce sont aussi les défaillances de ces symboles et rituels qui sont à l'origine des réactions pudiques inhibitrices du discours. Nous disposons là d'un premier niveau d'appréhension du problème, mais les solutions apportées à ces vacances de signifiant n'en seront que plus claires comme nous allons le voir avec les "passerelles linguistiques" les plus utilisées par les patients alcooliques... et les amoureux.

Les problèmes de la transmission du sens ne dévoilent pas ici toute leur complexité car il serait naïf de les attribuer à une simple lacune "mécanique" des procédures d'articulation (cf. Invention du monde). Nous retiendrons cependant, sans nous éloigner de la réalité :

- que ces problèmes apparaissent entièrement dominés par une certaine subordination des ordres contigu / similaire;
- que, l'opération d'encodage est, ou n'est pas, immédiatement réalisable, selon que le référent ressortit au registre de la contiguïté ou de la similarité.

En ce sens le langage ne peut traduire la pulsion pure.


2 - Les passerelles


2 - 1 - Le discours cité

Par ce truchement, le protagoniste de l'énonciation n'est plus le protagoniste de l'énoncé. Ou, si l'on veut, l'énonciateur, en empruntant le discours d'un tiers personnage, se dote d'un "verbe intérieur" d'emprunt, faute de pouvoir disposer lui-même d'une substance linguistique préexistante.

Cette question est bien exposée par R. Jakobson qui l'aborde de la manière suivante :

Ce linguiste nous rappelle "que le message (M) et le code sous-jacent (C) sont tous deux des supports de communication linguistique". Mais tous deux "fonctionnent d'une manière dédoublée : l'un et l'autre peuvent toujours être traités soit comme objet d'emploi, soit comme objet de référence". Une unité de code peut impliquer un renvoi soit au code soit au message; un message peut renvoyer au code ou à un autre message.

Le dernier cas (un message renvoie à un message) nous intéresse particulièrement : le discours cité a tous les caractères d'un énoncé à l'intérieur d'un énoncé, d'un message à l'intérieur d'un message.

Il tient, dit l'auteur, une grande place dans nos discours:

"car il s'en faut de beaucoup que notre conversation se limite aux événements vécus hic et nunc par le sujet parlant. Nous nous citons les uns les autres, nous citons nos propres paroles passées et nous sommes même enclins à présenter certaines de nos expériences les plus courantes sous forme d'autocitations, par exemple en les confrontant aux déclarations d'autrui: "Vous avez appris qu'il a été dit... Eh bien ! Moi je vous dis..." (Matthieu)

Par ce procédé il saute aux yeux que le référent a les qualités d'une réalité linguistique convenant aux opérations d'encodage.

Ainsi une parole tierce, un discours venant d'ailleurs, un récit ou un écrit pré existant libèrent-ils le langage. Et si les chansons d'amour sont de toutes les époques, on a souvent remarqué comment les patients alcooliques en quête de soins utilisent, à cette fin, outre les lieux communs qu'ils affectionnent, jusqu'aux reproches de leur entourage : "ma femme dit que je bois". Dans ce domaine, une phrase, déjà commentée, est suffisamment exemplaire pour retenir à nouveau notre attention :

"je dis dix canettes <--|--> le cafetier m'a dit soixante-dix".

Elle est discours direct, pour sa première partie, mais discours cité pour sa deuxième partie. La césure se situe à la limite supposée de la conformité et du "hors-la-loi". Dans tous les cas, un "énoncé à l'intérieur d'un énoncé", discours de réemploi devenu objet de référence est substitué à l'acte corporel informulable.


2 - 2 - Une autre affectation de la réalité

Il est en effet aisé de remarquer ici que le message n'a plus pour référent direct un acte corporel, mais un discours déjà composé et émis sur cet acte. Au contexte pulsionnel pur, inarticulable pour les raisons que l'on sait, est substitué un contexte linguistique. En d'autres termes, le sujet utilise un corpus linguistique d'emprunt ("Le cafetier m'a dit...") pour servir de signifié à un nouveau signifiant. Par ce tour de passe-passe qui en déplace le thème générateur, le message est immédiatement énonçable puisqu'il ne parle plus de ce que le patient fait mais de ce que le cafetier dit. Pour les sciences du langage, cette réalité sous-jacente, le signifié, en forme de substance linguistique peut alors entrer dans le circuit de parole.

En fait, le procédé du discours cité consiste à installer une autre affectation de la réalité. La visée de signification se déplace sur le discours de l'autre, devenu, comme on l'a dit, signifié d'un nouveau signifiant qui est justement la citation (le message vecteur).


2 - 3 - Je, on, sur l'emploi de ces pronoms

Toujours à propos des rapports code/message, Jakobson remarque qu'une unité de code peut renvoyer au message, c'est le cas du pronom personnel où "code et message se chevauchent" et nous verrons là les germes d'une crise par indistinction signifiant / signifié.

On observe en effet que ce pronom n'a pas de sens propre : il ne tire son sens que de l'objet qu'il désigne. Ainsi, le pronom personnel de la première personne ne peut référer à un élément tiers. "Je" désigne le locuteur, le destinateur du message auquel il appartient" et nulle autre personne. A l'opposé du discours cité, le protagoniste de l'énonciation se voit ici désigné comme le protagoniste de l'énoncé. Autrement dit, il est impossible, par l'intermédiaire pronom "je", de faire entrer dans le langage un acte non symbolisé. Il n'est pas nécessaire d'être alcoolique pour avoir expérimenté ces difficultés et leur solution. "On" marque une troisième personne et, introduit explicitement la référence à un tiers.


2 - 4 - L'humour et la plaisanterie: double encodage

Jakobson ne se prononce pas sur l'humour ou le mot d'esprit. Nul n'ignore que le rire introduit un échange émotif entre les êtres et installe, d'une autre manière, une autre affectation de la réalité. Ainsi le mot d'esprit déqualifie la fonction cognitive au profit d'une communication de nature extralinguistique, cependant supportée par le langage.

La question nous intéresse ici parce qu'il existe toujours, dans l'humour, un double sens qui suppose un double encodage et, nous allons voir, un processus d'inversion très singulier et spécifique du rire. On y remarquera ceci de particulier que c'est l'auditeur, et non le locuteur, qui se trouve chargé d'une procédure d'encodage qui ne lui est normalement pas dévolue.

Dans l'histoire : "L'évêque n'a rien compris à l'usage des préservatifs, la preuve c'est qu'il les met à l'index".

Le locuteur construit sa phrase comme tout acte d'énonciation [sélection ---> combinaison].

Ce qui induit, chez l'auditeur "innocent", l'opération inverse [combinaison ---> sélection], c'est à dire un décodage qui objective un premier sens, conforme au langage de l'Eglise.

Chacun aura remarqué que, par la polysémie (le double sens) du mot index, l'auditeur peut entendre autre chose. Mais il n'est d'effet de rire que si l'auditeur ayant entendu le sens premier ordonne lui-même un nouvel encodage à partir des matériaux linguistiques primitifs et traduit à lui-même le nouveau message.

combinaison ---> sélection
I
sélection ---> combinaison

La qualité humoristique d'un énoncé est donc conditionnée par un fonctionnement inversé par rapport à la configuration normale de l'écoute. De façon paradoxale, le destinataire du message n'entend le second sens qu'en exécutant lui-même une nouvelle opération d'encodage.

Ce procédé fonctionne bien dans la scatologie "de salon", toujours si prompte à faire rire. Mais il a pour terrain de choix le langage érotique, par excellence soumis à la pudeur, où, cependant tout, et pire, peut se dire sur un mode ludique. Plus largement c'est par une semblable délégation de l'encodage que le discours galant permet de contourner l'inhibition pudique. Ceci veut dire, en langage commun, qu'en la circonstance il convient d'avoir "de l'esprit". L'évocation du sexuel, et tout ce qui touche de près à la pulsion, est en somme livré sous forme d'un discours crypté qui contient les matériaux linguistiques, à charge pour l'auditeur de réemployer ces matériaux et d'en faire son idée propre (le premier degré étant la contrepèterie). On gardera en mémoire que ce procédé peut fonctionner dès l'instant que l'on n'est pas pudique vis à vis de ses propres idées.

En conclusion il apparaît que le problème des inhibitions linguistiques ne se résume pas à la notion, au demeurant simpliste, d'un antagonisme direct entre la parole qui est une acquisition culturelle, et la pulsion, qui "n'est littéralement qu'un morceau de nature".

Si l'encodage des mots et des phrases paraît en cause, il est remarquable que l'antagonisme se situe dans le processus logique de la construction du langage - probablement dans les fonctions de sélection et de combinaison - et non dans une opposition première entre objet linguistique et objet extralinguistique. Il demeure qu'en l'humain, la plénitude de la connaissance intellectuelle ne saurait être contenue dans une seule de ces deux réalités qui prennent ici le premier plan : réalité linguistique et réalité extralinguistique.


Voir aussi : pudeur et négation (point de vue énonciativiste sur la pudeur), texte de François PÉRÉA.






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