F.Péréa - J.Morenon
L'ALCOOLIQUE AU
COMPTOIR...*
...ou la complexité du discours.


Abrégé d'un article paru dans la revue Synapse : texte intégral (nov 2002 N° 190)
portail www.medspe.com (cliquer sur psy-SNC puis Synapse.)
sous le titre : L'alcoolique au comptoir
Etude sur le comportement verbal spontané des buveurs.




Des troubles de l'expression verbale affectent la relation de l'alcoolique tant avec l'entourage qu'avec le médecin, aussi longtemps que dure l’intoxication. Ils disparaissent avec l'abstinence et sont sans rapports avec des problèmes de personnalité. Il demeure que ces perturbations troublent gravement les relations familiales et la relation médicale. Nous estimons qu'ils contribuent très largement à l'aggravation de cette affection ne serait-ce qu'en retardant l'acceptation des soins. Nous leur avons consacré une série d'articles, les plus récents avec la collaboration de François Péréa, Docteur en sciences du langage.




I - L'ENQUETE
PROFILS CONVERSATIONNELS 
LES RELATIONS 
LE COMPORTEMENT NON VERBAL 
LES THEMES 
LES REPETITIONS 
II - TOUT SE COMPLIQUE
les pouvoirs de la répétition 
la conversation ordinaire 
la récurrence temporelle 
un conflit de configuration 
ces prédilections sont-elles un choix ? 
III CONCLUSION




L'alcoolique parle, mais ses proches se lassent de ses discours trompeurs et ses médecins connaissent d'avance ses dérobades qui forment autant d'obstacles à une relation de confiance. Cette réalité a motivé de nombreuses recherches sur son langage mais qui, jusqu'ici, ont toujours été conduites dans un cadre médical. Autant dire qu'elles ont toujours interprété des paroles contrôlées. Pour contourner cet inconvénient nous avons porté l'étude sur des conversations de comptoir, assurément plus spontanées qu'en cabinet médical.
I - L'ENQUETE
Nos documents ont été recueillis dans quatre établissements par des enregistrements audio discrets et anonymes. Sans être en état d’ivresse, les consommateurs, objets de l'enquête, étaient cependant sous alcool, buvant de manière régulière et excessive. L'intervenant, spécialiste en sciences du langage, a laissé se dérouler les discussions des clients sans les orienter.

L'enquête visait à étudier :


  • le volume de parole et les thèmes discutés ;
  • le mode de relation entre les personnes ;
  • les gestes et attitudes associés (comportement non verbal).
LES PROFILS CONVERSATIONNELS
Toutes nos conversations ont leurs lois, dans la répartition des tours de parole et le choix des sujets ; le rôle du parleur est ordinairement tenu successivement par les différents participants. Ce déroulement est-il respecté par les alcooliques ? Difficilement, et deux attitudes apparaissent selon:

  • les conversations entre un alcoolique et quelqu'un qui ne l'est pas, (conversations mixtes).
  • les conversations entre alcooliques.

Les conversations mixtes on y observe deux profils :


(1)
Le premier montre que l'alcoolique accapare à la fois le temps et le sujet de discussion.

Voici le partage du volume de parole entre l'alcoolique (H), la serveuse (P) et l'enquêteur (F) 

Nombre de mots 
Nombre de tours de parole

H ("alcoolique") 

6135
(91,7 %} 
88
(49,15 %); 

P ("non alcoolique") 

401
(6 %) 
59
(32,95 %) 

F ("non alcoolique") 

154
(2,3 %) 
32
(17,9 %) 

Total 

6690
(100%) 
179
(100%) 

H (alc.) prononce 91,7% des mots et accapare 50 % des tours de parole.

La monopolisation de la parole va de pair avec une monopolisation des sujets de discussion.


L'alcoolique tend à ne parler que de lui et impose plus de thèmes. Les participations des non alcooliques sont écourtées, sauf lorsqu'elles permettent à l'alcoolique de satisfaire son égocentrisme.
Si l'interlocuteur développe ses sujets personnels, l'alcoolique ne s'y intéresse pas.

(2) second profil : quand l'interlocuteur résiste, les volumes de parole s'équilibrent. Puis lorsque le partenaire parle de lui-même ou d'un sujet "neutre", la participation de l'alcoolique diminue ; elle ne redevient importante que s'il trouve l'occasion de se raconter. L'alcoolique ne sait pas écouter un interlocuteur dont la parole est trop personnelle ou singulière.

Ainsi, dans cette conversation entre N et l'enquêteur F :


Thème 
N alcoolique
F enquêteur

Future paternité de F 

40% 
60% 

les filles de N 

82,91% 
17,09% 

Mariage de N

77,3% 
22,7% 

Mère de N

77,3% 
22,7% 

L'argent gaspillé des ménages 

08,33 % 
91, 67 %

Jeunesse de N 

71% 
29% 

Exemple donné par F 

19,72 % 
80,28 %

Coupe du monde de football 

34,14 % 
65,86 % 


Dans les conversations entre alcooliques les choses sont différentes selon que les alcooliques se connaissent ou non.

(1) S'ils font connaissance
il y a lutte pour le leadership verbal. Une première phase montre un équilibre des propos, suivie d'une phase d'opposition où chacun cherche à s'imposer jusqu'à sa domination verbale (et donc, la participation réduite de l'autre).

Voici les volumes de parole lors des trois phases de la rencontre de H avec T, inconnu de H mais également alcoolique :

1re phase : équilibre
2me phase H s'oppose
3me phase H s'impose

54,46%
62,64%
88,25%

45,44%
37,36%
11,75%


Il apparaît que dans tous les cas, l'alcoolique ne dispose que deux solutions : obtenir l'ascendance ou se taire.

(2) Lorsque deux alcooliques
se connaissent, l'évolution est différente, comme si un accord permettait à chacun de satisfaire son "égotismes" :

  • soit chacun accapare la parole à son tour,
  • soit, comme nous le verrons plus loin, on parle ensemble, chacun de soi, ou en répétant ce que l'autre dit.

Synthèse

Dans tous les cas où l'alcoolique conserve la parole, nous observons :

  • que ses initiatives verbales, plus abondantes, interdisent à l'interlocuteur tout propos personnel ;
  • que les propos des non alcooliques ne sont pas considérés, sauf s'ils flattent l'égocentrisme de l'alcoolique.

Hors les conversations entre alcooliques, nous observons toujours la minoration de l'interlocuteur. L'alcoolique se satisfait d'un interlocuteur passif, sans histoire, sans parole, mais dont la présence lui est nécessaire. 


LES RELATIONS

La relation dite horizontale.


Une conversation ne va pas sans l'existence d'un lien, proche ou distant, amical ou hostile, entre les personnes. Il est déterminé par :


  • la connaissance mutuelle des participants, le lieu, l'ambiance...;
  • la nature de la conversation elle-même en ajoutant les exclamations, etc... De ce point de vue, trois phénomènes font apprécier la relation horizontale :
  • les phrases d'adresse : on se tutoie, le "vous" est vite abandonné, les surnoms nombreux ;
  • les thèmes sont rapidement intimes : le corps, les femmes...,
  • la langue employée, populaire et argotique.

La relation dite verticale


La relation verticale évalue les rapports de domination ou de subordination entre les personnes. Chacun part sur un pied d'égalité, puis on a vu comment se créait un déséquilibre au bénéfice de l'alcoolique.


D'autres facteurs favorisent-ils cette dissymétrie ? Non, car les alcooliques se côtoient sans distinction de condition, d'âge ni de hiérarchie. Au comptoir
tous les participants sont égaux, c’est un phénomène connu.

Synthèse

Cette analyse révèle une contradiction, car si la familiarité habituelle suggère la proximité, l'interlocuteur astreint à se taire se voit plutôt mis à distance.

En fait, l'alcoolique ne cherche pas à soumettre l'autre. Sa réaction ne paraît pas viser la personne mais ses paroles. Nous sommes en présence d'un système de défense profond et complexe.



REMARQUES SUR LE COMPORTEMENT NON VERBAL

L'acte de boire évoque la convivialité. Trinquer est un acte de rencontre. Mais au bistrot on lève un peu son verre, on ne trinque pas. L'alcoolique ne regarde pas l'interlocuteur qui lui parle, ni la personne à laquelle il s'adresse. La plupart du temps les visages ne se font pas face.

Les postures sont aussi révélatrices.
Il n'y a pas d'ouverture vers l'autre et encore moins de contact. Les alcooliques ne le supportent pas.

Parfois le corps s'anime, les gestes deviennent exubérants. Ainsi, des rires et de grands gestes accompagnent les récits d'ivresse.



LES THEMES

Quatre thèmes ont la faveur des conversations de bistrot :

"moi et l’alcool",
"moi et les femmes",
"mon corps",
"mes malheurs".

Le thème « Alcool »

L’alcool est présent dans le discours de tous les buveurs, mais, ici comme ailleurs, l'alcoolique masque sa propre démesure : au comptoir aussi, tout concours à minimiser les abus. La plaisanterie est plus libre et les ivresses y sont souvent des exploits.

Trois
lieux communs occupent le discours de l'alcoolique : 1) tout le monde boit ; 2) boire, c’est positif ; 3) je bois, mais mes ivresses sont exceptionnelles, "j'y fais pas scandale", "c'était la fête" ; "puisque je ne suis pas un ivrogne, je ne suis pas un malade alcoolique".

Mais si l’alcoolique rabâche les idées reçues, il souligne quelques fois un rapport personnel avec sa boisson préférée. Celle qui fait “tenir le coup”, une condition de son bien-être.

Le thème « femme »

Les allusions aux femmes sont fréquentes, souvent en rapports avec un "maître étalon", la mère, dont l'image hante l’alcoolique. Ce sera l’évocation d’une femme bienveillante et protectrice, toujours proche dans les moments difficiles :

« Mais tu vois quand même le réflexe j’ai eu une bonne femme qui : // ... / elle a pris bien à mes soins tu vois // t’sais une femme c’est toujours maternel quand même. »


Cette
femme-mère, cuisine, lave, toujours dévouée au bien-être de la famille.... Elle a son opposé absolu, la femme décadente :

«Elle boit […] elle fume […] elle trompe […] elle gueule […] elle insulte […] elle travaille à l’extérieur [ ... ]»


...et n’est pas vouée à un seul homme.


« (Avant) t’arrivais / j’rentre à la maison c’est nickel / et ton plat fallait pas qu’la gamelle soit pas prête hein / / oula : Maint’nant elles te balancent.


(maintenant) P6. un machin surgelé et:: une boite de cassoulet et ferme ta gueule.


P9. Allez ! mange ça ! Ma mère elle faisait pas ça /// »


Mais le lien entre l’alcoolique et la femme : c'est la
femme-copine. Aucune importance que celle-ci boive ou fume ; elle est une fille à part, l’amie :
« Cette fille-là / pff/ c’est pas pareil // on s’comprend quoi / ».


Une femme-mère, protectrice, une femme-décadente aux mœurs libres, une femme-copine, amie et jamais amante, sont les trois femmes dont nous parle l’alcoolique.


Si la mère savait sacrifier son désir aux devoirs de la maternité, la femme-décadente, n’est ni compréhensive, ni protectrice. Epouse pleine de reproche, elle profite et même jouit. De la femme-décadente, à la femme-copine, en passant par la mère immaculée, le discours de l'éthylique au bistrot reflète un mode assez uniforme de désexualisation.

Le thème « corps »

Le corps de l’alcoolique est un corps-souffrant, un corps de douleurs dont il aime présenter les stigmates et raconter les souffrances.

Corps dont il faut prendre soin, surtout lorsqu’il est présenté dans une surenchère de supplices ;
corps voué à la compassion, sur lequel veillent la bienveillance maternelle, réparatrice et réconfortante et, en relais de cette Mère, le médecin forcément ami, celui que l'on tutoie, ou même l'hôpital où il est bien connu. Un corps qui souffre et un corps dont il aimerait que l’on s’occupe : au comptoir, deux présentations par l’alcoolique de son propre corps.

Le thème "persécution"

Peut-on parler de "persécution" ? non au sens médical, plutôt d'une malveillance universelle, sur fond de dépression. Plus qu'une persécution, c'est une souffrance persécutrice imputée aux autres, à la fatalité ou à soi-même. Chacun sait que le patient subit le joug de sa dépendance. Il se sait voué à la solitude et à la disqualification. N'est-ce pas de ce bistrot-refuge qu'il attend l'ultime protection ?


AUTRE ELEMENT D’ANALYSE : LES REPETITIONS

Avec les répétitions, nous avons affaire à une figure marquante du discours de l'alcoolique. Ces phénomènes s’observent aux différents niveaux du discours : thèmes, séquences, phrases, propositions, signifiants...

Les Répétitions des thèmes


Elles se voient aussi dans les associations à rebours où le même thème est déployé à nouveau. Retrouvons H. :


•le 12 mars : par deux fois, le locuteur consacre le thème d'un accident ;

•le 13 mars : le thème réapparaît deux fois ;

•le 19 mars : idem ;

•le 20 mars : le locuteur parle de l'accident une seule fois;

•le 24 mars : idem ;

•le 8 avril : idem.


H. rencontré six fois, le thème est répété neuf fois. Il s'agit certes d'un accident mais avec l’alcoolique, des récits anodins sont répétés d’heure en heure et de jour en jour, les mêmes blagues reviennent et font que les journées sont semblables les unes aux autres, que les jours se suivent et se ressemblent.


Le 24 avril P. nous parle des problèmes de son voisin. Quatre jours plus tard il reparle des mêmes problèmes du même voisin, comme pour relier les deux rencontres et resserrer le temps qui s’était écoulé entre elles.

Répétition séquentielle

Quand un thème est répété, l'histoire est reprise avec les mêmes mots :

le 12 mars : « Mais bien j’t’assure j’suis tombé sur une gonzesse .... Plus tard :« j’t’assure / y’avait une gonzesse / ....

Le 13 mars « Enfin j’ai ramassé un peu mais bon / j’ai des côtes cassées / l’nez cassé / j’ai l’genou niqué l’dos d’niqué le g’nou déboîté et la tête alouette […]»

Et le 19 mars : «J’ai ramassé..... j’ai un g’nou niqué une cheville d’niquée / et la tête : et la tête alouette // »

Le 13 mars : c’ui là on peut dire (X) exprès / j’te dis quand il tombe un avion / c’est pour ma gueule il tombe sur mes pieds// »

Alors que le 12 mars il disait : « Ah mais j’ai du bol moi / un avion qui tombe c’est pour ma gueule»!

Ou encore le même jour : « Tu vois c’est mathématique d’la logique universelle / j’venais pas au bistro ce matin."

Et une vingtaine de minutes après :

« Tu vois je dis la logique universelle /// vous- vous y croyez pas ça fait::....s pris dans la gueule / donc c’est la faute à ta mère / c’est la logique universelle ».

Répétition de phrases/ de propositions

Parfois la place des éléments peut varier, l’un d’eux peut différer d’une phrase à l’autre.

« Enfin j’ai ramassé un peu mais bon / j’ai des côtes cassées / l’nez cassé / j’ai l’genou niqué l’dos d’niqué le g’nou déboîté et la tête alouette […] » et…....


une cheville d’niquée / et la tête : et la tête alouette // » .....


La répétition de signifiants est parfois proche du bégaiement.


Ainsi les redites affectent :


- les signifiants :
“et la tête : et la tête alouette”, “vous- vous y croyez pas”, “c’est pas:: c’est pas vicieux mais t’sais je l’surveille”, “quarante- quatre- quarante - quatre vingtseize jours dans une coquille” “je suis je: je r’connais” etc. …

- les syllabes :
“ c’était le di- le directeur de l’école”, “ le per-le permis” “cu: cut- cutérisation” etc...

- les morphèmes :
“j’y dé-dé: dératise au feu moi ces cons”; “c’est imp- impossible ou plutôt non! / c’est POssible” etc.

- les phonèmes :
“le c- client”, “quel a-abruti ce Jeannot”.

Bien que l'alcool soit en cause dans tous les cas, il conviendrait de faire la part, ici, des troubles imputables à l’ivresse (bégaiement) et des répétitions plus complexes.


Que dire de ces conversations
entre alcooliques se connaissant, et parlant ensemble :

B1. Une fois, on nous avait offert du champagne / le type y nous dis tiens / moi


C2. Bou : : / moi je l’aime pas je


(B1). personnellement je l’aime pas le champagne / mais je pouvais pas le refuser /


(C2). je le tiens pas /// je le tiens pas le champagne / j’en ai pris une / ça suffit / j’ai dit


(B1). il était :: il était offert, mais il me fait mal au ventre […]


(C2). plus jamais le champagne […] »


En combinant leurs propres répétitions, les deux participants, réalisent de spectaculaires séquences aux multiples homophonies :


B. {à P} Vous avez pas connu ça les ventouses / c’est un verre comme ça / un verre comme ça // vous mettez du coton / avec d’l’alcool dedans / et vous : vous l’mettez sur la peau / vous en mettez une trentaine / on sent rien du tout ça fait pas mal // et c’est collé et après faut attendre un moment / ils tombent les uns derrière les autres / ça tombe à mesure


H. {à P} et la grippe / une heure après / t’as plus la grippe / même si c’est une bonne une vraie grippe // t’as quarante de fièvre // oh ( X X X ) mais


B. ( X X X )


(H). J’connais tout ça moi : : j’suis issu d’la campagne vous savez / mais les ventouses // c’est comme un verre / tu peux l’faire avec un verre aussi / t’sais des verres : : / tu mets un p’tit bout d’coton avec l’alcool à brûler // un p’tit coup d’alcool à brûler / paf / tu poses sur la peau // donc ça respire toute l’eau toute la merde que t’as dans l’corps // et ( X X X )


B. ( X X X )


(H). T’as quarante de fièvre // et les ventouses elles sont tombées ( X X X) d’partir t’as plus rien // sans aucun produit chimique hein !
 

et encore :

B. Elle mettait / ma grand-mère elle mettait dans : : le thé d’la teinture d’iode / quatorze gouttes d’la teinture d’iode elle mettait /


H. Ah la teinture d’iode c’est dégueulasse / dans l’thé la teinture d’iode (X X X)


(B). D’la teinture d’iode elle mettait / d’la teinture d’iode elle mettait dans le thé //


H. Ah non c’est dégueu / fait chier quand j’étais môme // quand j’étais môme ou ( X X X)


B. Et le vin chaud avec la : avec la noix d’muscade // ( X X X ) qu’elle mettait d’dans / ( X X X ) qu’elle mettait / dans du vin chaud // d’la cannelle je crois /


H. Bah la cannelle // la cannelle ‘vec d’la muscade d’la noix d’muscade /


B. Muscade elle mettait ça //



Le circuit de parole selon Saussure. Son fonctionnement est imparfait chez l'alcoolique.



II - TOUT SE COMPLIQUE : HYPOTHESES

Qu'en est-il réellement de la conversation avec un alcoolique ? Que dire du malaise que ressent l'interlocuteur sobre pris dans cet écart entre la familiarité qui lui est imposée et le sentiment d'être nié ?

Notre exploration montre deux faits dominants :
- la tendance à se soustraire, non pas à autrui mais au discours d'autrui comme s'il fallait s'en protéger ;

- l'abondance des répétitions, curieux phénomène dont il faut examiner les causes et les conséquences.

Quels sont les pouvoirs de la répétition ?

Les répétitions sont habituelles au début de l'existence dans le parler nounou (lolo, papa, dodo, momo...) quand l'enfant s'essaye au langage. Mais, en grandissant, il en abuse et sait en tirer parti. Ne harcèle-t-il pas les parents, ou ne se laisse-t-il pas harceler, jusqu'à s’entendre dire : "je ne te le répéterai plus !", "je ne te le dirai pas deux fois"? Voila qui l’incite à obéir alors qu’il s’accordait l’immunité et recueillait quelque tendresse tant qu'il obtenait des répétitions.

On perçoit que la simple redite a un pouvoir : elle modifie la valeur de ce qui est dit. Ce phénomène, très général, apparaît bien dans les arts visuels que nous prendrons en exemple pour une meilleure compréhension. Si, en architecture, une image représente un homme, répétée comme motif décoratif, elle cesse de valoir pour ce qu'elle veut montrer et devient la partie d'un tout différent d'elle-même, la partie d'une frise, par exemple. Un changement de sens de la réalité est obtenu par le biais de la répétition de ce motif en tant que décor, et sa finalité est ainsi détournée.

Sonore ou verbal, le phénomène est identique. Le refrain d’une chanson, les strophes d’une poésie, les rîmes et les rythmes, forment, en notre esprit, un ensemble par le biais de notre sensibilité esthétique. Chaque élément s’inclut dans le tout, en même temps que se resserre la distance temporelle qui les sépare. La répétition a le pouvoir de rapprocher ce qui est éloigné; elle rassemble dans un tout (contiguïté métonymique) ; ainsi contredit-elle, dans la pensée, la mise en comparaison ou en opposition (métaphore) qui suppose des ensembles distincts.

Concurremment, le retour attendu dans le temps d'un mot, la réapparition d'une image, font de la répétition une figure de re-temporalisation. Le temps des événements n'est plus linéaire, continu, il devient cyclique, circulaire.

C’est par la circularisation du temps vécu que nous pouvons comprendre tendance à se répéter des personnes alcooliques. Mais pour entrevoir ce qui les y contraint il convient de connaître le fonctionnement de la conversation usuelle.

Comment la conversation fonctionne-t-elle ?

La conversation a été définie comme "un échange verbal... continu dans le temps sans contraintes.... préétablies entre deux interlocuteurs se faisant face". La conversation est un échange de paroles dans lequel nous exposons et confrontons nos idées. Cela nécessite que l'on vérifie de façon continue l'existence, ou l’absence, de caractères communs entre les argumentations tour à tour proposées. Nous devons à chaque instant évaluer nos propres pensées et ce que dit l’autre, et voir ce qui est en accord ou désaccord, comparable ou opposable. Cette démarche dirige nos discussions et s'inscrit très exactement dans les postulats d'un procès métaphorique. C'est en effet la loi des conversations habituelles que de tendre à dégager un sens nouveau.

Certes il existe d’autres façons de converser :
  • Connue de tous est la conversation amoureuse, secrète, nullement créatrice de sens et qui tend toujours vers un abandon de la parole, au bénéfice d’un rapprochement corporel.
  • Reflet et nécessité de la fonction maternelle dédiée à l'enfant et au nourrisson, il existe un mode féminin de converser attaché à vérifier l’état psychoaffectif de l’autre ; dans le papotage la régulation de d’état émotionnel a priorité sur les informations.
  • une étude interculturelle montrerait que l'humain peut converser sur d'autres bases où se vérifie, au contraire, l'immutabilité de la pensée. Pour tous les intégrismes religieux, par exemple, la conformité à la Lettre fait l’objet d’une vigilance constante. La finalité du dialogue, l’échange d’information, visent à confirmer que l'existant a déjà existé et doit exister encore.
Ces différents modes de conversations sont-ils compatibles ? Il semble que non : la conversation amoureuse n'a pas sa place en public ; les papotages féminins sont des moments d’intimité discrète ; quand au dernier mode, il est représentatif de structures de pensées éloignées de la notre.

Finalement nous constatons que, selon le contexte, l'individu mobilise :
  • soit les pouvoirs de la contiguïté, qui cultive l'intimité, c’est le cas des paroles maternelles, du discours amoureux, ou des conversations de boudoir dévolues à l’intimité personnelle...
  • soit les pouvoirs de la similarité, créatrice d'idées neuves, c’est le cas des discussions d'affaire, de gestion, de recherche, des conversations de salon.
Ces exemples le confirment : contiguïté et similarité s'excluent réciproquement... comme le boudoir et le salon, pour ne citer que ces deux antagonismes.

La question est maintenant de savoir pourquoi les alcooliques sont astreints à la répétition. Nous comprendrons du même coup pourquoi, malgré leur besoin de parler, ils supportent si mal une véritable conversation.


D’où procède la récurrence temporelle chez l’alcoolique ?

Il est à cela une raison précise qui, dans ce processus complexe, nous ramène à la pathologie de l'alcool : on sait que, sous le signe d'une autre répétition, celle du besoin, un réaménagement de la réalité s'opère en faveur de l'alcool. L'éthanol prend rang de substance nécessaire, que le corps réclame à très court terme. Dans l'affection évoluée, ce besoin oriente les conduites du patient vers la prévention du manque. (Au détriment des activités sociales et familiales).

Cela n'est pas la conséquence d'un simple accaparement du temps. La personne alcoolisée ne vit pas dans le même ordre que les personnes sobres. Etant dans l'obligation de recréer sans cesse un état préexistant, elle ne suit plus le cours d'un temps linéaire, continu, qui est celui de tout le monde ou qui a été le sien avant la dépendance. (Sur ces questions voir aussi sur ce site : L'alcoolique et l'argent ou L'invention de la monnaie.)

1) circularité et linéarité temporelles

Nous organisons nos journées en un temps pour travailler, un temps pour le loisir, pour la nourriture, l'hygiène du corps et de l'esprit. Certaines de ces activités se développent sur un mode linéaire, caractérisé par une continuité transformatrice ou créatrice de sens, donc engagées dans un projet défini comme métaphorique (production, activités salariées, gestion, développement). Pour d'autres (les rapports intimes à l'être, l’alimentation, la vie amoureuse, l’hygiène du corps, etc.) la répétition du besoin et la réappropriation de l'objet s'inscrivent dans une circularité, nullement créatrice de sens.

Ces deux régimes temporels, où s'inscrivent des motifs d'action différents, sont mutuellement exclusifs. Ils sont rigoureusement séparés dans la vie courante parce que leur confusion est toujours subversive, sauf à être aménagée par un symbole ou un rituel.

2) la récurrence pathologique d'un assujettissement pulsionnel

Peut-on percevoir que le besoin d’alcool de l’alcoolique n'est pas moins continu et impérieux que le besoin d'air de chacun ? Mais l'air est partout et l'apport en oxygène n'occupe pas nos pensées; à l'inverse, il faut se procurer l'alcool. Cela ne va pas sans problème pour le buveur, contraint de passer outre aux usages et laisser deviner ses besoins hors norme. Heureusement pour nos malades, les bistrots sont nombreux. Habituellement lieux de rencontre, ils deviennent lieux d'approvisionnement : il suffit d'y passer aussi souvent que possible et d'y rester aussi tard que possible.

Retenons de ceci que le malade alcoolique se voit dans la nécessité permanente de recréer un état préexistant, obligé qu'il est à une répétition accélérée de l'acte de boire. Pour ces patients, toute confrontation à la réalité le soumet à une configuration pulsionnelle et gestuelle redéterminée sur un mode circulaire.

Un conflit de configuration

A ce point d’un parcours qui ne manque pas de complexité, l'hypothèse d'un rapport antagoniste entre le discours de l'alcoolique et celui d’une personne sobre se formule sous deux aspects :

- pourquoi le patient ne peut-il intégrer la conversation ?
- pourquoi use-t-il d’un recours constant à la répétition ?

Car ce n’est pas le désintérêt pour l'autre qui détourne le patient de son interlocuteur.

Le problème réside en ceci que le sujet normal et l'alcoolique, conversant ensemble, ne cheminent pas de la même façon dans leurs discours : l'un participe dans une visée de compréhension et d'analyse des idées en cours (figure d'intersection), l'autre ne peut exposer que son vécu personnel (figure d'inclusion).

Plus simplement le sujet sobre, opte pour une conversation de salon qui nourrit toujours un versant intellectuel, en recherche d’analyse et de distanciation par rapport aux événements, tandis que l’alcoolique comme nous l’avons évoqué, ne peut se déployer que dans des confidences, des conversations de boudoir.

C’est finalement l’antagonisme entre les deux ordres, métonymie / métaphore, qui fausse la rencontre entre les personnes.

L'alcoolique, dans la nécessité d'esquiver le "processus conversationnel" dispose de deux moyens : se taire ou monopoliser la parole. Outre l'esquive il peut user de la répétition, comme le ferait l'enfant, pour transformer la valeur des propos, leur donner un autre sens, tout en usant des mêmes mots. (détournement des pouvoirs de la métaphore au profit de la métonymie).

La compatibilité des thèmes

Le procédé est cependant imparfait. Il laisse circuler certains thèmes, restant à comprendre pourquoi ceux-ci peuvent s'exprimer.

* Le thème alcool.

Ici, la possibilité paraît en rapport avec la répétition, mais une répétition inapparente. Maints auteurs ont noté ces étrange similitude dans les discours des alcooliques, dans leurs justifications et leurs alibis. Au point qu'ils apparaissent " [comme] un dictionnaire d'idées reçues, les porte-parole d'expressions toutes faites,...".


Etant établi qu'il s'agit précisément d'idées reçues sur l'alcoolisme, le sujet qui les exprime, se trouve
assuré de dire ce qui a déjà été dit. La répétition est donc acquise par anticipation et le locuteur s'exprime sans risque.

* Mère et femme

L’importance du discours sur la mère, en bonne place des thèmes recensés dans cette étude, indique là encore une compatibilité. Mais point besoin de répétition ici dès l'instant où la psychologie nous apprend l'impossibilité pour l’humain de métaphoriser la mère. Ce qui, pour notre objet, veut dire que la parole est impuissante à annuler les vestiges des relations remontant à l'enfance. Ce sont précisément ces vestiges qui assurent la perméabilité dont on parle, le discours sur la mère étant toujours intime.

S'il suffit de désexualiser la femme pour retrouver la mère, c'est par ce procédé, a-t-on vu, que l'alcoolique parvient à l'introduire dans le discours.

* Souffrance et persécution : la parole se fait plainte

Un autre phénomène entre en jeu dans ce cas. La parole se faisant plainte ne se contente pas d'introduire une information dans la conversation. L'énoncé de souffrance "exerce une emprise sur la personne qui (le) reçoit". Ainsi, les propos qui suscitent une émotion sont-ils assurés de franchir la barrière que l'on sait. Mais nous sommes maintenant dans le domaine de l'écoute.

Ces prédilections sont-elles un choix ?

L'alcoolique a-t-il le choix de ces thèmes et de ces stratégies pour communiquer ? Tout laisse penser qu'il n'a le choix ni de l'un ni de l'autre. Ses possibilités de parole ne sont-elles pas restreintes à certains discours : ceux-là que relèvent l'étude linguistique ? Si certains thèmes apparaissent privilégiés, ils ne sont que des flux émergeant dans la masse informelle des discours.

Toutefois une observation s'impose : les abus d'alcool durables sont toujours cachés. Une pudeur verbale affectera toujours la pulsion mise à nu au bistrot comme au cabinet médical.


III CONCLUSION

Derrière ces phénomènes les traits psychologiques de l’alcoolique, ont été décrits comme régressifs, marqués par la passivité, l'absence d'autonomie, le défaut d'initiative.

Tous ces troubles disparaissent avec l'abstinence et sont sans rapports avec des problèmes de personnalité. Il demeure que ces perturbations affectent la relation, tant avec l'entourage qu'avec le médecin, aussi longtemps que dure l’intoxication. Nous y voyons qu'urgence à mieux connaître les problèmes linguistiques de l’alcoolisme tant sont fréquentes les relation manquée auxquelles exposent ces phénomènes complexes.


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