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1 - Le verbe peut-il inhiber la pulsion ? 2 - Des rituels très élaborés 3 - Chez le docteur 4 - Eliminer le sensible 5 - D'étonnantes productions scientifico-verbeuses En ce point de notre étude, une question ne manque pas de se poser : la mutuelle exclusion indiquée plus haut fonctionne-t-elle à sens unique ? Autrement dit, si l'irruption de la pulsion peut déqualifier le langage, ne peut-on imaginer que, de manière réversible, le langage en vienne à inhiber le développement de la pulsion. Cette éventualité ne saurait être exclue dans une hypothèse où l'on impute la pudeur à un antagonisme acte de parole / acte corporel, et cet antagonisme à la mutuelle exclusion des procédures de communication mises en jeu dans l'un et l'autre cas. Le verbe peut-il inhiber la pulsion ? Cela ne saurait concerner que les pulsions différables car il tombe sous le sens qu'un long discours ne saurait atténuer un "besoin pressant" ni calmer un ventre affamé, qui d'ailleurs "n'a pas d'oreilles". En fait, plus encore qu'aux pulsions différables, ce cas de figure peut s'appliquer électivement aux cas où la pulsion a pour implication immédiate la mise en oeuvre d'une communication interpersonnelle, comme il en est dans la sexualité. Ainsi dans cette situation de compétition entre les procédures, l'inhibition se ferait au détriment : - soit de l'acte linguistique, ce qui constitue l'aspect le plus manifeste de la pudeur telle qu'étudiée jusqu'ici ; - soit de l'acte corporel si le verbe peut, en retour, inhiber la pulsion. Les conditions inversées existent-elles et sont-elles objectivables? En fait nul n'ignore que la parole montre parfois sa capacité de déjouer, voire de disqualifier l'agression impudique. Plus communément elle peut servir d'écran dans l'approche galante. On lit chez Maupassant : Vous me chatouillez, finissez. Mais il ne s'en allait point, promenant doucement, en une caresse énervante et prolongée, sa moustache frisée sur la chair blanche. Elle se secoua: -- Finissez donc... Mais finissez donc. Il ne l'écoutait plus, l'étreignant, la baisant d'une lèvre avide et frémissante... Elle se dégagea d'un grand effort, ...: -- Oh ! Voyons, Georges, finissez. Nous ... pouvons bien attendre Rouen. Il demeurait assis, très rouge, et glacé par ces mots raisonnables; ... -- Soit, j`attendrai, dit-il avec gaieté, mais je ne suis plus fichu de prononcer vingt paroles jusqu`à l'arrivée... -- C'est moi qui parlerai, dit-elle. Elle se rassit doucement auprès de lui. Et elle parla, avec précision, de ce qu'ils feraient à leur retour. Ils devaient conserver l'appartement qu'elle habitait... elle avait réglé... tous les détails financiers du ménage... Du Roy n'écoutait plus, tout occupé d'autres pensées. (Bel Ami) Mais cette même fonction d'écran que l'on vient de voir joliment illustrée par le romancier dans le manège amoureux, vaut aussi sur d'autres rivages. Dans la vie courante, il existe des moments et des lieux de proximité, voire de promiscuité silencieuse entre les sexes. On peut pressentir, ou ressentir, une communication infra verbale relativement intense lorsqu'un échange de paroles n'est pas établi entre des personnes rassemblées. Dans le métro ou dans une quelconque salle d'attente on connaît le jeu quasi-instinctuel de la vérification du voir / être vu entre les hommes et les femmes. Qu'une communication parlée s'installe, et chacun, s'il le veut, constate en soi-même que la charge fantasmatique s'oriente vers plus de "civilité". Des rituels très élaborés Les personnes pieuses, celles vouées à un univers mystique, le monde religieux, ne sont pas, par leur seule adhésion, soustraites aux pulsions et convoitises que connaissent leurs congénères plongés dans le siècle. Face aux séductions importunes, elles ont à leur disposition la pratique de prières et d'oraisons dont le but est d'écarter, sinon le malin, du moins des sentiments perturbateurs ou des émotions indésirables. Les ouvrages destinés autrefois aux personnes pieuses nous font maintenant sourire quand ils recommandaient expressément telle ou telle oraison, telle ou telle invocation destinées à écarter, plus particulièrement certaines pensées ou certains désirs venant perturber la sérénité de l'âme. Mais l'efficacité n'en est pas douteuse comme nous l'a prouvé ce prêtre qui ne parvenait plus à surmonter une crainte phobique de contact. En l'occurrence, dans un moment dépressif, il fut saisi de la peur irrationnelle d'effleurer ou toucher, par maladresse, les lèvres de ses fidèles en les communiant. Le malaise se répétait à chaque office mais il su le surmonter en récitant mentalement au moment voulu de brèves prières, dites "oraisons jaculatoires". Nous voyons là un bon exemple de phobie de contact écartée par les subtiles ressources verbales d'une pratique cultuelle. On objectera évidemment une substitution de rîtes. Peu importe, le sujet de son côté a pu reprendre son ministère interrompu et nous observons l'efficacité de la parole face à une problématique de contact, fût-ce dans le cadre de cette substitution. Cette inhibition de la contiguïté par le verbe n'est pas réservée à la vie religieuse. Elle vaut bien davantage, mais à leur insu, pour les savants et pour les docteurs. Chez le docteur Les disciplines médicales et paramédicales, placent les praticiens dans une proximité physique avec les personnes, avec leurs êtres et leurs corps, souffrants ou désirants. De cette relation il faut évacuer le sensible. Les procédures varient assurément selon les cultures. Le chamanisme qui poursuit le même but que notre médecine, paraît voué à intensifier le rituel du geste et de la parole, faute de discours scientifique. C'est d'ailleurs aussi le propre du charlatanisme, pratique qui désigne non sans raison, outre les faux médecins, ceux qui, insuffisamment informés, ne disposent guère du bouclier de la science. Car dans tous les cas le désir n'a, en principe, pas sa place... Dans le discours occidental, où il n'est pas de pratique explicitement chamaniques, le rôle d'écran est dévolu au discours scientifique, présenté comme épuré de toute valeur symbolique, et pour lequel il n'est rien de réel à l'origine. Par ce discours abstrait, la gent en blouse blanche se trouve, dans la pratique de sa profession, auto protégée du monde des qualités sensibles. Elle est donc spécialement concernée par ce pouvoir antagoniste du verbe. Dans des situations d'une grande impudeur objective, voire d'obscénité, aucune réaction pudique ne saurait émerger qui affecterait soit le langage, soit la maîtrise émotionnelle requise par la pratique soignante. L'explication réside en ceci que l'abstraction scientifique n'a pas d'existence en dehors du logos et qu'il n'y a de science que dans l'abstraction (voir par ce lien la section linguistique 1). Eliminer le sensible C'est précisément cette particularité qui fonde tout discours théorique par lequel le mot achève de se séparer de la chose, et le concept de la matière sensible qui l'englobe. Elle est une réponse au problème posé par Catherine Labrusse-Riou lorsqu'elle voit l'impudeur étalée "dans certains écrits ou photographies scientifiques" ajoutant aussitôt : Qu'importe ...! Le statut du savoir prime sur le dévoilement de nos perversions, de nos monstruosités ou tout simplement de notre mal-être ... Nous sommes là dans le domaine de la science qui - dit-elle - par elle-même ne peut porter atteinte à la pudeur. Comment ? En éliminant le sensible non conceptualisable scientifiquement. Cette observation pointe clairement le rôle de la conceptualisation abstraite à laquelle nous venons de consacrer quelques lignes et, dont on entrevoit qu'elle interrompt la connexion avec le sensible. Nous pourrions appliquer ici les termes de Marcel Henaff qui, à propos des encyclopédistes, évoque la forme atone et prétentieuse du discours médical. Dans sa forme classique ce discours est, neutralisant, incapable de faire percevoir la nuance qui fait toute la spécificité d'une passion; il généralise et désamorce. Mais il a un avantage : il nomme, ..., il lui est accordé le droit illimité d'inventaire, même de ce qui peut se classer dans le genre "scabreux". Et il ajoute : il est admis d'accorder un statut de parfaite innocence à la boulimie accumulatrice de la science : tout doit être exploré, désigné. D'étonnantes productions scientifico-verbeuses Par sa formation, le praticien se voit doté, en ce sens, d'une surabondance de concepts dont les redondances alimentent la satire et, de Diafoirus au Docteur Knock, nourrissent de belles pages littéraires. Au risque de faire sourire, le discours médical s'en est toujours paré et, faut-il le dire, de congrès en colloques, de symposiums en forums, persiste allègrement dans d'étonnantes productions scientifico-verbeuses. Qu'importe, cela a assurément pour fonction de ne laisser aucune place au sensible, de forger des boucliers nécessaires à la pratique (et aux échecs qu'elle renferme). Ainsi, chaque parcelle de l'univers observable par les Docteurs est-elle érigée au statut scientifique, en lequel la souffrance ou le désir d'autrui deviennent des indices classifiables. [ Note de J-P Morenon : Une blague illustre à la fois, ce propos, le recours à l'humour, et le recours à la répétition, pour pouvoir "parler de ces choses là": Un "Mr Bidochon" revient de chez le médecin qui lui a prescrit des suppositoires. Il s'adresse à sa femme et lui demande : L'homme : Tu sais comment ça se prend des suppositoires ? La femme : Non ... tu ne lui as pas demandé ? L'homme : Ben ... non ... je n'ai pas osé. La femme : Et bien retournes-y et demandes lui ! L'homme retourne chez le médecin qui lui dit que ça se prend "par voie rectale". De retour chez lui: L'homme : Le médecin a dit que ça se prend par la voie rectale ... tu sais ce que c'est toi la voie rectale ? La femme : Tu ne lui as pas demandé ? ... Retournes-y et demandes lui de t'expliquer ! L'homme retourne chez le médecin qui cette fois lui dit que ça se prend "dans l'anus". De retour chez lui: La femme : Alors ... Il t'a expliqué ? L'homme : Ah oui cette fois il m'a tout bien expliqué. Il m'a dit de les prendre dans lanus. La femme : Oui et c'est quoi ça lanus ? L'homme : Ben je ne sais pas moi, je croyais que tu saurais ... La femme : Tu le fais exprès ou quoi ? Retournes chez le médecin et demandes lui de t'expliquer ...! L'homme : Mais il va finir par se fâcher ... La femme : Mais non il ne va pas se fâcher ! ... Il a l'habitude d'expliquer comment on prend les médicaments, c'est son métier ... L'homme : Tu crois ? La femme : Retournes-y ! L'homme retourne chez le médecin qui cette fois lui dit de se les mettre "dans le cul". De retour chez lui: La femme : Alors ? L'homme : Alors ? ... Et ben je te l'avais dit ... Il s'est fâché ... ] Ainsi, d'un entretien clinique, d'un examen physique, chaque facette rencontre son référent dans un corpus théorique. Le désir et la pulsion seraient-ils explicitement en question, comme dans une consultation de sexologie, la classification et le discours théorique jouent un rôle essentiel. Là où les phénomènes sont connus de tous "de l'intérieur" ses confrères laisseront intervenir le sexologue par ce qu'il a seul reçu une initiation préalable installée sur des concepts construits, c'est-à-dire dans l'ordre de la théorie. Peu importe que le savoir réel soit si mince sur des sujets tels que la psychophysiologie du désir, les mécanismes de l'orgasme féminin ou de l'érection masculine. Ce que nous venons d'exposer montre assez que les mots ne sont pas de trop. Ils assurent cette fonction nécessaire d'insérer le langage dans une chaîne signifiante dont le système de référence est entièrement de l'ordre de l'abstrait. A défaut de garantir la vérité du savoir, ce discours, plus souvent affirmé que rigoureusement construit, ne vient-il pas "interdire à l'imaginaire d'être surpris par le réel" ? ![]() |
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