Recherche en psycho-linguistique
L'analogique et le contigu (1/3).
Jakobson et le double caractère du langage
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En 1956 Roman Jakobson publiait un essai intitulé "Deux aspects du langage et deux types d'aphasie".
L'article paraissait en France en 1963 constituant le deuxième chapitre des "Essais de linguistique".




Divisions du texte :
- 1re partie- Les sources : R. Jakobson
- 2ième partie : - La question des deux pôles
- 3ième partie : - Encodage et décodage

1) Pôles métaphoriques et métonymiques
2) Lacan, une tentative avortée
3) Lucien Sébag, un clivage constitutif de l'ordre humain


Pôles métaphoriques et métonymiques

C'est par l'étude des aphasies que l'auteur aborde la question des deux pôles qui sera notre fil conducteur tout au long de cette étude. Il remarque que les deux grands groupes d'affections décrits par les neurologues répondent à des altérations des structures verbales que la rhétorique peut légitimement répertorier. Les deux types privilégiés de désintégrations ne sont pas sans rapport avec ce qu'il nomme "le double caractère du langage" . Il reconnaît en effet, selon les aphasies, soit des anomalies de la similarité soit des anomalies de la contiguïté. "La métaphore devient impossible dans le trouble de la similarité et la métonymie dans le trouble de la contiguïté".

Pour Jakobson "le développement d'un discours peut se faire le long de deux lignes sémantiques différentes : un thème en amène un autre :

- soit par similarité, - soit par contiguïté.

Le mieux, ajoute l'auteur, serait sans doute de parler de procès métaphorique dans le premier cas et de procès métonymique dans le second, puisqu'ils trouvent leur expression la plus condensée, l'un dans la métaphore, l'autre dans la métonymie".

Les troubles de l'aphasie rendent l'étude de cette affection "particulièrement éclairante pour le linguiste" dit Jakobson qui estime qu'une "...analyse attentive et une comparaison de ces phénomènes avec le syndrome complet du type correspondant d'aphasie sont une tâche impérative pour une recherche conjointe de spécialistes de la psychopathologie, de la linguistique, de la rhétorique et de la sémiologie, la science générale des signes".

En apparence l'auteur a été peu suivi, ou pas du tout, en particulier par les psychopathologistes. La raison s'en découvrirait peut-être dans le développement, vers cette période, de l'exploration du cerveau par l'électro-encéphalographie et du mirage qu'elle a suscité. Mirage on ne peut plus naïf, et qui n'était pas moins que la recherche du siège de l'âme...

En apparence, disions-nous, car plus d'un chercheur a été interpellé par cet article.


Lacan, une tentative avortée

Lacan, influencé par le structuralisme, rapporte dés 1956 dans le séminaire sur les psychoses, cette étude de Jakobson. Toutefois il ne dégage pas dans la bonne direction l'accent porté sur le concept de contiguïté, l'un des points forts de ce texte. Il insiste sur l'opposition de la métaphore et de la métonymie qui est fondamentale, selon lui, pour éclairer les positions freudiennes. Il expose l'exemple, encore peu connu de la hutte, mais il s'éloigne des idées de base du linguiste. Dans la suite de Lacan plusieurs critiques ou chercheurs se penchent avec plus ou moins de précision sur le même travail :

Georgin fait allusion à l'importante distinction entre "code" et "message" qui est donnée dans cet article.

Joël Dor le résume brièvement et en dégage des points fondamentaux. Il estime que le "...signe linguistique et le découpage du langage selon deux axes (contiguïté et similarité sur lesquels il insiste) conduisent à examiner deux propriétés du langage qui vont nous introduire très directement à quelques points fondamentaux de la théorie lacanienne".

Laplanche ne peut éviter de rapprocher Lacan de Jakobson et ne dit rien à propos de la structure bipolaire du langage.

C'est encore à propos de Lacan que Kress-Rosen rapporte partiellement les grandes lignes de l'article qui nous occupe.

Pratiquement tous les commentateurs de Lacan ont fait un retour sur cet article mais nous devrons constater que les travaux extérieurs à l'inspiration psychanalytique sont d'un plus grand intérêt :

Michel Le Guern est un continuateur de Jakobson qui fait naturellement référence à ce texte dans un ouvrage qu'il consacre à la métaphore et à la métonymie.

Eliseo Véron dans une publication de 1970 donne une analyse minutieuse du même chapitre II de L'Essai de linguistique générale. De sa lecture on retient un incontestable enrichissement des concepts mis en place ou développés par Jakobson. L'auteur s'attarde sur les relations qu'il perçoit entre acte corporel et contiguïté, d'une part, ce qu'il nomme action sociale et similarité, d'autre part.

Il pose dans un article très riche la question des actes non codés et ouvre plus largement la problématique de la contiguïté (L'analogique et le contigu, note sur les codes non digitaux).

Morier, dans le Dictionnaire de poétique et de rhétorique, rappelle que le principe de la contiguïté a été défini par Aristote mais que Jakobson l'a remis à la mode. S'il dégage avec bonheur les "Grandes figures et facultés maîtresses" de l'esprit c'est sous l'inspiration directe de ce texte princeps dont il rapporte, lui aussi, l'étude des aphasies et l'exemple expérimental du mot "hutte" (art. métonymie).

Morier enrichit les idées du linguiste de précisions conceptuelles d'une portée considérable. Elles rejoignent les tentatives antérieures de Jakobson qui regrettait en 1955, dans son recueil "Langage enfantin et aphasies", que la "question des deux pôles, pour sa plus grande part, reste négligée, malgré son importance et sa portée énormes dans l'étude de tout comportement symbolique, normal ou pathologique".


Lucien Sébag, un clivage constitutif de l'ordre humain

Il appartenait à un disciple de Levi-Strauss, Lucien Sébag, proche de Lacan, de répondre à cette interpellation par une oeuvre d'une grande rigueur et d'une portée exceptionnelle. Cet auteur par la voie de l'anthropologie structurale, et toujours sur la même base de l'inter réaction des procès de contiguïté et similarité, livre les lois de transformations des relations entre unités sémantiques constituées.

L'oeuvre de Lucien Sébag est d'une richesse immense pour tous les domaines des sciences sociales, de la pédagogie, de la psychologie, et bien évidemment de la psychopathologie qui nous concerne. Les problématiques des facteurs de coexistence des êtres, de l'engendrement des crises, des relations interpersonnelles, des processus d'identification, sont éclairées d'un jour nouveau et d'une manière extrêmement prometteuse.

Lucien Sébag, dont l'oeuvre posthume est restée sans bibliographie, ne renvoie pas explicitement aux travaux de Roman Jakobson qui sont, avec les siens, objets de notre étude. Nourris de la même inspiration les apports de ces deux auteurs sont indissociables. Le problème du sens est posé par Roman Jakobson qui, pour sa part, n'interroge pas la transformation des relations comme le fait Lucien Sébag. Par contre, le premier avance une hypothèse propre à rendre compte de l'exclusion mutuelle des deux procès métaphoriques et métonymiques, démontrée par le second avec une grande rigueur. Les thèses de Roman Jakobson sur les processus d'encodage et de décodage peuvent en effet rendre raison de l'incompatibilité découverte par Lucien Sébag, mais elles ne l'interrogeaient pas directement.

Enfin Lucien Sébag, éclaire de façon séduisante le destin spécial de la réalité distincte lorsqu'elle procède du monde animal. Cette question est capitale pour la compréhension du devenir culturel d'une société et l'ouverture à la pensée abstraite. Cette partie de sa recherche sort du cadre de ce travail.



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