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Chapitres : 1) un phénomène toujours conscient 2) un fait anthropologique central 3) la pudeur ne porte pas d'interdit 4) l'impudeur 5) les vacances du jeu symbolique 7) l'abolition de la parole et des victimes fautives 8) NOTE sur la négation, le déni, la dénégation 9) NOTE sur la sexualité et la symbolisation PREAMBULE P- J’ai lu dans votre site : “il n’y a pas de pudeur vis-à-vis de soi-même”. M- Oui cela me paraît être une caractéristique importante. Les fantasmes érotiques personnel en sont une preuve : ils ne font pas rougir (ou alors bonjour les dégâts!); de même, pour qui va au wc, quand la porte est fermée, plus de problème de gêne, en principe... Un phénomène appelé pudeur se situe donc entre ce qui est dénié, refoulé (en parole ou en acte) d'une part, et ce qu'il est possible d'énoncer (ou réaliser) d'autre part. La pudeur affecte donc, par une inhibition, certains dires, ou actes cependant présents à la pensée (pour le dire ou le faire). La pudeur est un problème de communication (ne pas laisser voir ou voir, dire ou entendre..) mais restons en au niveau du langage : c'est absolument un problème d'énonciation « à la frontière de ce qui peut être abordé en référence aux concepts linguistiques et de ce qui relève de l'interprétation psychologique ou culturelle des faits de langage ». A partir de là, deux domaines de recherche qu'il ne faudrait pas séparer : 1) Le pourquoi ? Pourquoi le comportement et les exigences pudiques chez l'humain ; pourquoi les conduites sexuelles ou excrémentielles sont elles obligatoirement cachées et exclues de la scène sociale ? 2) Le comment ? Les contournements de la pudeur : comment s'y prend-on pour ... faire ses besoins, ou accéder à l'érotisme, à la contiguïté corporelle et pour substituer le geste au langage ? P- J’avoue avoir du mal à comprendre : il me semble au contraire que l’on ne peut tout s’avouer. M- Bien sur (et il faut ajouter à l'inconscient, l'inconscience fondamentale et spontanée des bases de notre comportement: par exemple des motifs de la pudeur, la notion de patrie etc...). Mais surtout le refoulé a un destin autonome, voire hors la loi, alors que la pudeur se négocie sur la base de la Loi. P- et le refoulement en serait la forme la plus poussée et la plus avancée. M- J'aurai donc tendance à placer une coupure entre pudeur et refoulement et ne réserver à la pudeur que le domaine où l'impossibilité de dire ou de faire est pleinement consciente : il ne suffit pas de disposer de la parole pour exprimer ses pensées. P- Mais peut-être fais-je un usage très large de “pudeur”. Il n’en reste pas moins que je considère deux directions pudiques : - par rapport à l’autre ; - par rapport à soi-même. M- Qui n'en font qu'une sur le plan de la communication mais effectivement deux sur le plan de l'énonciation. P- L’identité en porte la trace et vient en tension entre les deux mouvements (gros résumé il est vrai). Certes, les deux pudeurs ne sont pas identiques, ne prennent pas les mêmes formes, etc. mais il me semble que la phrase peut sous-entendre qu’on ne cache rien “à soi-même”. Un phénomène toujours conscient Sans la pudeur, il n'est pas de monde véritablement humain et cette étrange contrainte, qui épargne tous les autres êtres sexués de la planète constitue, pour notre espèce, une condition de la vie en société (1). Cependant, ce double mouvement qui affecte l'âme, aussi bien que le corps, a été fort peu interrogé par la science, sinon escamoté par la plupart des chercheurs. Freud lui-même est resté très discret sur ce sujet. Du phénomène pudique, insaisissable dans ses multiples manifestations, on ne sait s'il est premier (1) ou s'il ne s'éprouve qu'en réaction à un outrage. Mais le point qui va s'avérer capital, pour devenir notre fil conducteur, réside en ceci que la pudeur n’a pas d’existence en dehors d'une communication entre les personnes. Nullement pathologique, la réserve pudique a le pouvoir d'entraver avec force soit le discours, soit sa vérité. Elle contraint au mensonge et à la dissimulation en dehors de tout dessein délibéré. Nul ne peut méconnaître que, loin de toute volonté de tromper, notre propre discours se trouve parfois soumis à des déformations non intentionnelles, inéluctables, transparentes à la conscience mais cependant soustraites au pouvoir de l'esprit. Nous pouvons avancer qu'au niveau du langage, la pudeur se manifeste à la pensée consciente comme un processus inhibiteur qui affecte l'énonciation, mais non le message. L'hypothèse d'un trouble électif de l'énonciation n'est pas sans importance au regard des courants scientifiques de notre époque. La question rejoint évidemment celle du déni ou de la dénégation, eux-mêmes distincts du mensonge et de la mauvaise foi. Mais sommes-nous ici dans les mêmes mécanismes? Déni et dénégation affectent le contenu de la pensée, voire le contenu conceptuel, qui, par le refoulement se voit, ou s'est vu, détourné de la vie consciente. Si donc ces processus affectent le dire, c'est parce qu'ils affectent l'énoncé et non seulement l'énonciation comme il en est de la pudeur. Celle-ci peut se définir comme l'impossibilité d'énoncer, laisser voir ou supposer certains phénomènes psychiques ou attributs corporels, en rapport de contiguïté avec des désirs, des besoins ou des émotions. Un fait anthropologique central L'idée de pudeur évoque d'abord et surtout la sexualité. Mais d'autres fonctions humaines lui sont assujetties. Elles ont en commun une contrainte d'obéissance au corps et de soumission aux lois de nature. Au premier rang, nous ne pouvons omettre les fonctions excrémentielles, toujours soustraites à la vue et dont il est inconvenant de parler. Le respect des prohibitions, visuelles, verbales... en ces domaines n'appelle aucune particularité. Cela tient à la seule raison qu'ici l'accomplissement ne requiert aucune communication, l'adulte n'ayant nul besoin d'autrui aux fins considérées. L'exclusion du langage et de la vue se suffisent à elles-mêmes. Ce qui ne se dit pas ne se montre pas. Cette dernière remarque vaut aussi pour la sexualité. Mais sur les conditions d'exécution, il existe une opposition majeure entre les fonctions sexuelles et les fonctions excrémentielles : au contraire de l'excrémentiel, la sexualité a besoin de l'autre pour s'accomplir. Car la rencontre des corps appelle (hormis le viol) la rencontre des personnes. Ainsi, nul n'ignore que, précédant l'échange corporel, une parade amoureuse inclut un échange verbal préliminaire. Vulgaire ou délicat, qu'on l'appelle "drague", "baratin" ou manège galant, le discours amoureux est tout le contraire d'un discours commun. Régulièrement soustrait à la scène publique, il est porteur de déformations très particulières qui sont dans l'expérience de chacun (2) et portent la marque des contraintes pudiques. On est ici tenté de révoquer ici une illusion "historique" concernant les deux domaines que l'on vient d'évoquer, la seule réalité apparente ayant sans doute conduit à associer par contiguïté les pudeurs affectant les "parties honteuses" (anales et génitales...). Une hypothèse linguistique ne saurait prendre en compte cette proximité anatomique. Une pudeur commune appelle certes une identité de cause. Mais celle-ci doit être recherchée ailleurs que dans ce voisinage. Elle réside en ceci que l'une et l'autre de ces fonctions en substituant la nature à la loi, soumettent l'être à "l'intangibilité des lois de la nature" (1), autrement dit, l'une et l'autre, chacune dans son ordre, imposent d'obéir au corps. Si chacun est vivement sensible aux pudeurs qui viennent d'être dites, il est un lieu où le même phénomène, pour être moins visible et moins reconnu, revêt peut-être plus d'importance. Nous voulons parler des fonctions alimentaires, domaine où il saute aux yeux que l'obéissance au corps est une question de survie. Ici comme ailleurs, l'acte de nature est en son fond prohibé. Dès l'entrée dans la vie, se nourrir en appelle à l'autre mais il n'est alors pas de langage. Au delà du sevrage, le groupe, en tant que pourvoyeur, est substitués au corps maternel ; cela survient avec l'introduction de la parole. La soumission de l'esprit à la pulsion nutritionnelle ne saurait alors prévaloir sur les rapports socialisés. Un rituel d'appropriation des aliments prend une importance croissante. L'acquisition par l'enfant des manières de table est un enjeu éducatif de première importance. L'implication sociale est donc ici infiniment plus large qu'il ne paraît, compte tenu de l'oeuvre humaine de production collective de biens alimentaires qui appelle la formation de concepts et la communication linguistique. Par là s'introduit la loi pour la production des biens de subsistance comme pour leur utilisation. L'abandon biblique de la cueillette (en tant qu'appropriation spontanée et individuelle de la nourriture) revêt une signification ontologique. Médiation entre la vie du corps et la vie de l'esprit, les manières de table reflètent donc l'assujettissement des conduites alimentaires au registre de la loi. Pour la plupart des personnes, les contraintes du langage n'y sont pas apparentes et cette pudeur s'ignore elle-même. La cause réside en ceci que la transformation préalable des aliments, leur "conditionnement", associé aux manières de table, évite par anticipation, dans tous les cas "civilisés", tout risque de conflit entre un acte corporel et le protocole social. Dans tous les cas, sauf dans les dérégulations individuelles que sont la boulimie et l'alcoolisme. Ces deux affections qui contraignent le sujet à une consommation hors protocole, introduisent, du même coup, une large gamme de coupures et de déformations linguistiques. La pudeur ne porte pas d'interdit Les déformations et coupures que provoque la pudeur ne sont pas des interdits tels que la psychanalyse les conçoit ; la notion d'inhibition, en cette matière, appelle donc certaines réserves. Concernant la sexualité, la pudeur n'interdit rien sinon, mais de façon rigoureuse, la communication sur l'acte visé : la pudeur, aiguillon du désir, ne s'oppose pas à l'acte mais au discours sur l'acte. Mieux, elle indique en même temps le contexte de sa réalisation : non seulement ce phénomène est toujours éminemment conscient, mais il nous fait connaître d'un acte ce qui peut être dit et montré. Il ne censure ni le désir ni le plaisir. Par contre, à propos des modes de communication, une discrimination fondamentale s'impose : seule la communication linguistique perd ses droits, tandis que la communication corporelle, et simplement vocale (non verbale) conserve les siens. Cela est net dans l'acte sexuel engagé. Dans les moments ultimes du plaisir, la parole devient incantatoire et laisse la place à des gestes phoniques : l'orgasme s'accommode mal du bavardage. Or, c'est une caractéristique de cette phase que les gestes du plaisir en viennent à se confondre avec ceux qui l'appellent et le signifient ; la chose communicante et la chose communiquée (signifie et signifiant) deviennent indistingables. Deux ordres de communication sont alors en compétition : corporel et linguistique, le premier excluant le second au fur et à mesure qu'il motive davantage les êtres en présence. Déjà, à l'extrême du désir, la parole peut être tout à fait inopportune, mais le romancier le dit mieux que le clinicien : "Il sentait, à travers sa manche, la chaleur de son épaule, et il ne trouvait rien à lui dire, absolument rien, ayant l'esprit paralysé par le désir impérieux de la saisir dans ses bras.... Elle ne disait rien non plus, immobile,.... " Que pensait-elle ? " Il sentait bien qu'il ne fallait point parler, qu'un mot, un seul mot, rompant le silence, emporterait ses chances... Tout à coup il sentit remuer son pied." (3) Non moins riches d'intérêt, sont les déformations graduelles du discours observées dans la parade amoureuse. Elles anticipent évidemment sur les suspensions du langage, plus radicales, de l'acte engagé. Nous les résumons ainsi : l'omission élective de tout énoncé quant aux motifs corporels de la rencontre et la substitution d'un discours parfois inversé, toujours fertile en images allusives. La procédure la plus courante repose sur l'interruption de la communication informative "en clair", la stratégie des protagonistes consistant à déporter le vocabulaire, à soustraire les mots "crus". Proposer d'aller "dîner ensemble", ou "prendre un café à la maison" fait partie du protocole global de la parade constituée en rituel. On lit dans "Un amour de Swann" : "...les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage il disait: « C'est malheureux, ce soir, les catleyas n'ont pas besoin d'être arrangés, ils n'ont pas été déplacés comme l'autre soir; il me semble pourtant que celui ci n'est pas très droit. Je peux voir s'ils ne sentent pas plus que les autres ? ,~ Ou bien, si elle n'en avait pas: « Oh : pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements. » De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changé l'ordre qu'il avait suivi le premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d'Odette, et que ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses; et bien plus tard, quand l'arrangement (ou le simulacre rituel d'arrangement) des catleyas fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya », devenue un simple vocable qu'ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l'acte de la possession physique. " (4) La prétérition, la substitution, le "sous-entendu", l'humour ont un effet commun qui consiste faire accomplir par le destinataire une mission normalement dévolue au locuteur : composer le message réel. Il le fera en lui-même et, curieusement, sans affronter de réaction pudique, la stratégie des amants étant d'aller là où il n'est pas de blocage. L'un des moyens les plus habituel visera, par un discours allusif, à faire du message l'idée propre du protagoniste. Car tout repose sur un autre aspect du phénomène : il n'est pas de pudeur vis à vis de ses propres idées ni envers les représentations que l'on garde pour soi, seraient-elles les plus "grivoises". Le "non-dit" tire son intérêt de ce fait qu'on ne se fait pas rougir soi-même. Par contre, l'inhibition pudique surgit dès qu'il s'agit de l'exprimer, c’est à dire de le communiquer. En résumé, ce n'est donc pas le sens, c'est à dire l'énoncé, qui est affecté dans la relation interpersonnelle mais le véhicule linguistique, c'est à dire l'élément codé qui fait la substance de l'énonciation. On peut donc retenir cette idée que la pudeur paraît résulter d'un conflit au niveau des procédures de communication. Mais ce conflit serait sans rapport avec les facteurs d'antagonismes les mieux repérés dans les sciences de l'esprit, qu'il s'agisse des structures sociales (opposition individu / société), qu'il s'agisse de contradictions internes à la personne (opposition conscient / inconscient, facteurs affectifs ou psychologiques individuels). L'impudeur S'il n'est pas d'approche physique sans déqualification du langage informatif, le manège galant, dont on a parlé, prend tout son sens dans un ajustement, réciproque et sans crise, des registres de communication. Dans leur parade amoureuse les amants vérifient de se situer à égale distance dans une dérive contrôlée vers le non linguistique et la communication corporelle. Un écart que l'impudeur vise à anéantir, rappelle Catherine Labrusse-Riou (1). Il est plus juste de dire que l'anéantir par le discours explicite conduirait à l'impudeur, c'est à dire à la rupture. Ainsi deux attitudes psychiques dominent la parade amoureuse : l'omission élective du vocabulaire afférent à l'intrigue sexuelle et la vérification continue, mais tacite, d'une connivence. Il y a offense quand cet ajustement n'a pas eu lieu dans l'égale réciprocité. Il y a obscénité quand le détail est énoncé. Plus précisément : l'énoncé du détail fait l'obscène. Il est particulièrement à l'oeuvre dans l'écriture sadienne : "... ne vous a t on pas prévenue ... que les moindres circonstances servent d'ailleurs infiniment à ce que nous attendons de vos récits pour l'irritation de nos sens ? - Oui, Monseigneur, dit la Duclos, j'ai été prévenue de ne négliger aucun détail ... Ai je commis quelque omission dans ce goût là ? - Oui, dit le président, je n'ai nulle idée du vit de votre second récollet, et nulle idée de sa décharge. D'ailleurs vous branla t il le con et y fit il toucher son vit ? Vous voyez, que de détails négligés : ”... (5) Dans les vacances du jeu symbolique L’animal, qui toujours ignore la pudeur, dispose d’un système de "rîtes" présexuels, évidemment non linguistiques. Un ensemble de signaux et de messages visuels, olfactifs et vocaux assure la rencontre sexuelle dans chaque espèce. C’est une évidence que l’utilisation du langage n'efface pas, chez l’homme, ce fait que la sexualité existe d’abord dans l’extralinguistique où elle se réalise et se conclut. Le plaisir ni le désir n’ont besoin d’être nommés pour exister. L’homme, pour une fonction analogue, dispose de moyens analogues à ceux de l'animal, mais son langage est mis au service de la sexualité de telle sorte que les humains utilisent les deux registres distincts dont ils disposent : linguistique et extralinguistique. Ni le fonctionnement sexuel, ni les actes de génération, ne sauraient distinguer l’animal non pudique de l’homme pudique, mais plutôt la superposition chez ce dernier d’un deuxième registre de communication dont tout laisse penser qu’il est antagoniste du premier. C'est l’existence concomitante de ces deux régimes qui caractérise le manège amoureux humain. Mais, il est très important de garder en mémoire ce fait que la sexualité, nécessairement prise en exemple, n'est pas la seule fonction humaine affectée par l'inhibition pudique. D'autres fonctions, nous l'avons vu, le sont également de façon soit très perceptible (excrémentielles, sexuelles) soit peu apparentes (alimentaires). Il demeure que, par son vécu intime, le phénomène pudique se voit attribuer, intuitivement, un lien très fort et prépondérant avec la sexualité. Mais le recensement des fonctions concernées, énoncé ci-dessus, contredit en lui-même toute relation causale élective. Concrètement, la pudeur surgit toujours en des lieux où le jeu symbolique est en défaut. Elle vient combler, ou prévenir, les vacances de la symbolisation. Concrètement, le phénomène pudique altère d'abord la communication linguistique et aussi toute utilisation de nos sens qui serait porteuse d'une intention informative sur l'acte et son plaisir : nul n'est censé ignorer ce qu'il ne faut pas dire, pas voir, ni montrer, ni entendre, ni faire entendre. Ainsi entre la convenance culturelle qui la délimite et l'emprise émotive qui la révèle et l'exprime, la pudeur se traduit et s'impose par une abolition de l'espace de la parole. Elle n'oppose aucun interdit aux actes et formalise "en temps réel", le contexte de leur réalisation. Des conventions, d'ordre culturel nous indiquent comment ces actes sont réalisables, dicibles et montrables, chacun réglant "sa conduite d'après les mouvements de pudeur qu'(il) éprouve" (1). Une réserve pudique bien ajustée est preuve d'une bonne conformité à une mentalité collective. Mais, pour Pierre Pachet, c'est par l'émotion qu'elle engendre que la pudeur " dit ce qui, ... se trouve offensé; ... manifeste l'atteinte subie et ...nous la fait connaître à nous-mêmes."(1) L'abolition de la parole et des victimes fautives Si le "lâcher prise" érotique a un effet inhibiteur sur le verbe on sait aussi que l'affront impudique abolit la parole et laisse la victime sans voix. Les deux événements, qui agissent identiquement sur l'expression verbale, seraient-ils régis par un principe commun ? Dans l'amour, l'emprise émotive, qui fait partie du plaisir et suspend la parole, est délibérément recherchée. Il convient d'expliquer que l'offense impudique, qui à l'inverse n'est que traumatisme, provoque aussi l'inhibition verbale et réduise ainsi la victime au silence. Une telle agression associe : · un désarroi émotionnel ; · une inhibition verbale ; · une mise en suspens des élaborations mentales. Un effet sur le langage, commun à l'amour et à l'offense peut-il se comprendre, alors que, dans le vécu intime, tout sépare et oppose le bien-être érotique et l'outrage impudique ? Tout, sauf la situation sexuelle. Restant à comprendre comment, se différencient des émotions si opposées, consenties d'un côté, subies de l'autre. La réaction à l'offense impudique ne contient pas nécessairement l'angoisse ni la peur, mais elle confine à la honte. Deux hypothèses se profilent pour rendre compte de son effet sur la parole : a) la première invite à relier la défaillance du verbe à une symptomatologie émotionnelle non spécifique. Mais si l'on admet que la réaction pudique trouve son origine dans un conflit entre l'acte corporel et l'acte linguistique, une hypothèse inverse se profile : la réaction négative ne trouverait-elle pas sa cause première dans l'incompatibilité que l'on vient de décrire, et donc dans la suspension inopinée du langage ? Ce ne serait donc pas l'émotion qui couperait la parole mais l'inhibition du langage qui engendrerait la réaction émotive. La suggestion érotique, si elle est suspensive des facultés linguistiques, renvoie nécessairement à un univers présymbolique. Ainsi l'impuissance de la parole à laquelle la personne se trouve soumise, fût-ce très temporairement, contient toute la gravité d'une mise hors-la-loi. Par cette "désactivation" de la "chaîne signifiante", (dans laquelle le sujet est normalement représenté) la porte est ouverte aux reviviscences libidinales archaïques et quasi incestueuses. Ce dernier point parce, qu'il crée des conditions excluantes, peut faire comprendre ce sentiment inattendu de victime fautive, si important à connaître et si particulier aux attentats à la pudeur. La personnalité se voit mise en cause dans ses fondements de langage et de loi. Avec la mise hors langage, c'est de l'intérieur que la loi fait brutalement défaut, ouvrant grande la porte sur les interdits. Tel est le paradoxe de l'offense impudique et très généralement de l'attentat à la pudeur. Mais l'amour consenti, lui-même, n'est-il pas entaché par le Péché Originel ? Il est vrai que celui-là, par le pouvoir des Ecritures, est collectivement partagé. Note sur la négation, le déni et la dénégation : Négation, dénégation, déni "dénégation" : Pour S. Freud, l'énoncé négatif peut être interprété de manière positive : "Nous prenons la liberté, lors de l'interprétation, de faire abstraction de la dénégation et d'en extraire le pur contenu des idées". Cette interprétation est rendue possible par le fait que ce qui est nié par le moi, est un contenu qui peut être affirmé du point de vue de l'inconscient. Grâce à la dénégation, ce contenu peut passer le seuil de la conscience sous une forme négative. Le psychanalyste entendra donc la phrase comme une déclaration que le sujet n'est prêt à entendre comme telle : La dénégation est ainsi une opération du moi par laquelle la personne accueille intellectuellement un contenu de pensée tout en s'en défendant. Nous considérons donc la dénégation comme un type de négation, ce type se distinguant des autres d'un point de vue psychologique. Le déni renvoie à une double opération de reconnaissance puis de refus. Le sujet accepte dans un premier temps sous sa forme positive, affirmative, le contenu jusqu'alors refoulé, puis le remet en cause. Autrement dit avec des exemples : - dénégation : "j'ai rêvé d'une femme, ce n'était pas ma mère" (le psychanalyste entendra : "c'était ma mère" ; l'exemple est de Freud) ; - déni : "j'ai rêvé d'une femme, je sais bien que c'était ma mère. Mais quand même" (l'exemple est de Mannoni) La négation rend compte de ce passage par paliers, du taire au dit. A. Au départ, il y a l'indicible absolu, barré, refoulé, qui ne parvient au sujet sous aucune forme. B. Le nier à soi-même se présente sous la forme : - de la dénégation : la représentation n'est plus refoulée : elle parvient à la conscience, mais sous une forme totalement niée ; - ou celle du déni : la représentation énoncée est remise ne cause, n'est pas acceptée pour ce qu'elle est. C. Le nier à autrui renvoie au mensonge : le sujet a conscience du contenu qu'il juge honteux et/ou préfère le cacher à autrui par crainte de sa réaction. Certaines négations, si elles ont vocation à cacher une "vérité", ne la cachent qu'à autrui : le locuteur a conscience de son mensonge mais ne veut pas ou ne peut pas, dans les circonstances et dans la relation, affirmer le contenu nié à son allocutaire. D. La négation pour dire est une des précautions de la parole d'aveu : elle permet de ne pas affirmer pleinement le dire honteux, le signifiant tabou, que ce dire choque l'énonciateur, le co-énonciateur ou les deux à la fois. Le locuteur nie le contenu opposé de ce qu'il veut dire. Exemple, un homme dit : "la première expérience sexuelle ... c'est pas avec une femme" ; (au lieu de c'est avec un homme). E. Le dit enfin consiste en l'affirmation assumée de l'objet de discours et du discours lui-même pris en charge, accepté. Et l'on peut ajouter … accepté par la personne, au sens où celle-ci est soumise à un effet d'identité. Note sur la sexualité et la symbolisation : Une question se pose, pourquoi, dans la sexualité, la symbolisation est-elle en défaut ? Parce que ni le langage, ni le symbole, ne peuvent se substituer à l'acte effectif de génération (qui cependant doit être pourvu d'un sens) (2) ; Si l'hypothèse d'une nature "linguistique" de la pudeur tire son intérêt d'un antagonisme opposant deux procédures de communication (corporelle et linguistique), on peut supposer l'existence d'un conflit de configuration entre : - un acte linguistique dont la substance est congruente à la similarité (et à la métaphore) ; - un acte corporel, congruent à la contiguïté (et à la métonymie). Dans ces deux cas, les attitudes psychiques requises sont opposées : - la similarité procède de l'abstraction de caractères communs; elle est une figure d'exclusion ; - la contiguïté procède de l'inclusion dans un même ensemble, elle est une figure d'inclusion. L'une et l'autre, dont les postulats logiques sont mutuellement exclusifs, ne peuvent confluer sur le même événement. (Cette question est développée dans "histoire naturelle du tabou de l'inceste".) Bibliographie de l'article 1 - LA PUDEUR, La réserve et le trouble, Ouvrage collectif dirigé par Claude Habib, Editions Autrement, Série Morales n° 9. 2 - Morenon J. : Sexualité et langage : des relations complexes; revue Sexologies vol.II, n°9, septembre 1993. 3 - Guy de Maupassant, Bel-ami 4 - M. Proust Du côté de chez Swann. Un amour de Swann. le livre de poche 1992. p. 280. 5 - Sade, Les 120 jours de Sodome, 01/18 éditeur, PARIS,1993. 6 - Henaff (M.) Tout dire ou l'encyclopédie de l'excès, in OBLIQUES. N°12-13: Sade. pp. 29-37. 7 - J. Morenon : Histoire naturelle de la pudeur, Revue SYNAPSE, septembre 1996 8 - J. Morenon : Autres réflexions sur la pudeur, Revue SYNAPSE, septembre 1997. Autres textes en rapport avec le sujet : Fr. Péréa : Les négations dans le discours pudique Anne Dao : Promenade avec ma pudeur |
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