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FONCTIONS EXCREMENTIELLES,

CONDUITES ALIMENTAIRES

(english)



1) Inconvenances du corps
2) Ce qui ne se dit pas ne se montre pas
3) Les parties honteuses
4) Le besoin de l'autre...
5) Les consommations hors protocole
6) Un exemple de pulsion mise à nu


Le phénomène de la pudeur est-il interrogé comme il le mériterait ? Ne peut-on espérer voir s'ouvrir ici un plan épistémologique nouveau conduisant à réfléchir sur ces rapports du corps et de l'âme qui fondent la philosophie occidentale depuis quelques siècles ? Quant à la morale qui en est issue, et qui cultive l'interdit, elle se soutient de ce "blanc" dans le savoir dont nous parlions et que la science devrait avoir vocation de refuser.

Plus concrètement remarquons que les sciences humaines s'aventurent prudemment sur le lieu de la pudeur. En celle-ci interfèrent étroitement notre présence corporelle, nos réactions émotives, et par le biais de notre langage, l'ensemble des rapports entre l'être et la personne. En effet, si le discours est influencé par la pudeur, le corps en ressent également des effets totalitaires. L'emprise émotive qui les exprime a, son nom l'indique, quelque parenté avec la peur. Nous nous sommes attachés à montrer que cette double action inhibante, cette double sensibilité, du corps et de l'âme, et cette double expression, psychique et physique surviennent toujours sur le lieu d'une communication entre les personnes dès l'instant que certaines "lois de nature" affrontent la toute puissance du symbolique.

Mais les "lois de nature" ne concernent pas que la sexualité et nul ne peut ignorer que d'autres fonctions humaines sont assujetties à la même contrainte. Pour certaines, le phénomène saute aux yeux. Il est pour d'autres moins visible, moins reconnu, ayant, dans tous les cas, une incidence certaine sur les échanges interpersonnels et sur la configuration socioculturelle des personnes et des communautés.


Les cocasseries du corps

Dans ce recensement laisserons-nous de côté l'éternuement, la toux, le hoquet ou autres borborygmes ? Toutes ces "cocasseries du corps" (La pudeur, Ed Autrement, sous la direction de C. Habib) peuvent provoquer une gène. Occasion pour nous de remarquer que les paroles rituelles : " à vos souhaits", "Dieu vous bénisse" sont de longue date réservée à l'éternuement. Par contre il convient souvent de conjurer par quelques mots plaisants un grondement intestinal un peu bruyant, un hoquet inopportun, l'irruption d'un besoin pressant.

Des fonctions excrémentielles il est malséant de parler. C'est cependant une des autorités de la psychanalyse, George Groddeck, qui nous fait savoir, dans le livre du Ça, que :

"la femme la plus distinguée pète".

Difficile cependant, sur ce sujet, d'enjoliver notre texte par des références littéraire. Seule la folie du Président Schreber lui a fait écrire :

"Comme tout ce qui arrive dans mon corps, le besoin de déféquer est lui aussi provoqué par des miracles; cela consiste à pousser l'étron en avant (bien souvent il est repoussé vers l'arrière), et lorsque, par suite de l'exonération, il n'y a plus de matières en suffisance, on vient barbouiller mon orifice postérieur avec le reste du contenu des boyaux"...

Mais le Président Schreber parle au nom de la science, et même du Savoir Universel.

Preuve de la perfidie qui est poursuivie a son encontre :

"A chaque ... besoin de déféquer, on expédie quelqu'un de mon entourage au cabinet" ... "Quand alors, sous la pression d'un besoin, je décharge réellement--je me sers presque toujours d'un seau pour le faire, puisque je trouve le cabinet presque constamment occupé -- ... chaque fois .... La délivrance de la pression causée dans le gros intestin par les excréments a notamment pour conséquence un bien-être intense procuré aux nerfs de volupté"...




Jérôme Bosch, extraits de l'"Enfer".


On peut aussi faire le fou et cultiver un aimable exhibitionnisme comme Salvador Dali. Toutefois, le Maître Catalan, à son insu, recours à certains mécanismes importants à connaître de la réserve pudique: la distance temporelle et le discours cité. Ils indiquent, résistant à la provocation de l'auteur, une soumission persistante à la pudeur verbale.

"Comme d'habitude, un quart d'heure après le petit déjeuner, je glisse une fleur de jasmin derrière mon oreille et vais au privé. A peine suis-je assis que je fais une selle presque sans odeur. Et cela, à un tel point que le papier hygiénique parfumé et mon brin de jasmin dominent complètement la situation. Cet événement aurait pu être prédit par les rêves béatifiaient et extrêmement plaisants de la nuit qui, chez moi, annoncent des défécation suaves et inodores. La selle d'aujourd'hui est de toutes la plus pure si cet adjectif est toutefois propre à être employé dans une telle occasion. Je l'attribue sans conteste à mon ascétisme quasi absolu et me souviens avec répugnance et presque horreur de mes selles à l'époque de mes débauches madrilènes avec Lorca et Buñuel quand j'avais vingt ans. C'était de l'innommable ignominie pestilentielle, discontinue, spasmodique, éclaboussante"...

Faut-il rappeler ici que le message olfactif est quasiment universel chez le vivant? Notons donc que devant ce mode de communication, si peu traduisible par les mots, Dali par une euphémisation ludique transforme l'odeur dans le sens de la suavité - comme il transforme la sonorité dans le sens de l'euphonie en commentant ce

"pet très long, vraiment très long et ...mélodieux".

Il en est constamment ainsi dans le présent du récit : "ma selle était ... ce matin, fluide et inodorante". S'il parvient, plus loin, à évoquer l'odeur sui generis ce ne peut être que par le biais de la distance temporelle ("quand j'avais vingt ans"...). Nous retrouverons cette solution de mise à distance dans les réaction pudiques de la sexualité ou de l'alcoolisme ("quand on est jeune"..., "autrefois"...).



La distance temporelle :

Cette image serait inconvenante et incongrue si l'on n'apprenait qu'il s'agit d'un excrément fossile daté de 120 millions d'années).



Un autre procédé se dévoile également qui est le discours cité. L'artiste n'y échappe pas et néanmoins soumis à une réserve pudique, il confie à un quidam du siècle dernier le soin de traiter de l'un de ses sujets favoris. On y apprend par cet intermédiaire que :

"Les (vesses) foireuses,... emportent toujours avec elles un peu de matière liquide... et sont insupportables à la société par l'odeur fétide qu'elles rendent : si l'on regarde dans sa chemise, on verra le corps du délit qu'elles y impriment ordinairement".

Mais la véritable solution aux propos scatologiques est le discours délibérément ludique. Sous forme de paillardise il s'applique également à la sexualité et éventuellement à la "bouffe". Cette question du rire associé à la scatologie est en elle-même une interrogation considérable. Contentons nous de souligner pour l'instant que pour déclencher le rire, dans ce domaine, nul n'a besoin, du talent de François Rabelais.

Ainsi l'auteur du traité des pets ne manquait pas de remarquer :

"Les ris, et souvent les éclats qu'excite le pet dès qu'il se fait entendre ...: le plus sérieux personnage perd sa gravité à ses approches; il n'est point de prud'homie qui tienne contre lui"...

Devant, pour notre compte, aborder ce sujet sans poursuivre un dessein ludique nous constaterons que si notre motif ennoblit la cause, il n'en ôte point ce qu'elle a d'inconvenant.


Ce qui ne se dit pas ne se montre pas

Cela a été dit pour le sexe et vaut aussi pour les "besoins naturels". Des actes subséquents, l'exposition au regard n'est pas admise par nos moeurs. Suivant les singularités du fonctionnement corporel, les prohibitions concernent encore, par l’entendement et par tous nos sens concernés, tous les chemins de la cognition : visuel, verbal et d'autres sur lesquels Salvador Dali ne craint pas de transmettre ses impressions de jeunesse.

Ce chemin visuel est évoqué par Umberto Eco : "Je voyais pour la première fois mon caca (en ville tu t'assois sur la cuvette et tu tires tout de suite l'eau sans regarder.)...Le caca est la chose la plus personnelle et réservée que nous ayons. Le reste tout le monde peut le connaître (...) jusqu'aux pensées. (...) Pas le caca".... Mais si l'auteur nous livre si librement ces réflexions, c'est parce qu'il s'agit ici du récit d'un amnésique en quête de ses souvenirs. L'écran de la distance temporelle est donc tout à fait présent.

(U. Eco, La mystérieuse flamme de la reine Loana.)


Globalement, l’occultation matérielle résout cet impératif ; elle est bien codifiée dans l'architecture urbaine ou campagnarde des lieux appropriés.

Illustrations de Serge Bloch in "Les cabinets" ed. Casterman 1993.


Les parties honteuses
 
 Sur un registre non moins trivial, on est ici tenté de contester ici une illusion ancestrale concernant, en commun, les deux domaines que l'on vient d'évoquer : seule réalité apparente a pu conduire à associer par contiguïté les "parties honteuses" des anciens anatomistes (anales, urinaires, génitales...). Une hypothèse linguistique ne saurait accorder une priorité à la proximité anatomique. Une si étroite convergence appelle certes une identité de cause, mais celle-ci doit être recherchée ailleurs que dans le voisinage des organes. Il faut la trouver dans les fonctions qui s'y accomplissent avec ceci de commun qu'elles imposent, chacune dans son ordre, la soumission aux lois de nature.


Le besoin de l'autre...

Donnant la priorité à la pudeur sexuelle, nous avons longuement abordé ce sujet. Nous pouvons maintenant remarquer une opposition majeure entre les deux domaines successivement examinés :

- l'accomplissement des fonctions excrémentielles n'appelle pas à l'action conjointe d'un tiers; l'adulte n'ayant nul besoin de l'autre aux fins considérées, aucune communication n'entre en jeu sur aucun mode et pas conséquent aucun aménagement linguistique ne survient qui serait aussi nécessaire que la parade amoureuse pour l'accomplissement de l'acte ; l'exclusion de la parole et de la vue suffisent à elles-mêmes ;

- au contraire de l'excrémentiel, la génitalité a besoin de l'autre pour sa réalisation ; pour cette impérative raison elle requiert un échange verbal aménagé entre les protagonistes puis un transfert de communication vers un mode extra verbal ; à ceci nous devons certes les singularités linguistiques de la parade amoureuse et, pour notre plaisir, leurs prolongements littéraires et artistiques ; mais cela explique aussi cette lacune linguistique que l'on sait génératrice de la culpabilité sexuelle.


Les consommations hors protocole

Avec les fonctions alimentaires, nous entrons dans un domaine où le besoin de l'autre est massif tandis que l'obéissance au corps est une question de survie. Si chacun est vivement sensible aux pudeurs qui viennent d'être décrites le même phénomène y revêt non moins d'importance, bien que moins visible et moins reconnu.

A l'entrée dans la vie, se nourrir en appelle à l'autre mais en l'absence de langage, il n'est, en principe, pas de problème pour l'enfant. Au delà du sevrage, le groupe, en tant que pourvoyeur, est substitué au corps maternel avec lequel le contact immédiat est définitivement rompu. La soumission de l'esprit à la pulsion nutritionnelle ne saurait alors prévaloir sur des rapports socialisés constitués dans le langage. Ici comme ailleurs, dès la Genèse, avec l'interdit de la cueillette, l'acte de nature est prohibé. Le rituel d'appropriation des aliments prend une importance croissante. L'acquisition par l'enfant des manières de table est un enjeu éducatif de première importance. L'adulte éduqué saura ne pas consommer de la même manière, ni la même chose, à la maison, entre amis, en pique-nique, au wagon-restaurant ou sur un banquette de 2ième classe, au chantier ou dans un repas de sous-préfecture. Au sommet, il est un protocole élyséen de repas "à la française".

Apportons quelques précisions. Il est dans le savoir des anthropologues, et dans les Ecritures, que l'existence de l'homme en société, ses rapports à lui-même, à ses semblables et à l'univers tout entier, supposent la révocation de l'acte de cueillette en ce qu'il a d'individuel et de spontané. Le travail transformateur, signifié au couple primordial, est substitué à la collecte passive. Autrement dit, l'accès aux biens nutritionnels, ne sollicite plus directement ni la Mère, ni la Nature. L'acte corporel et le besoin qui l'exprime seront assujettis à l'action sociale, au travail collectif et au savoir transmis. Ceci exige la communication linguistique, donc la formation de concepts pour la production, comme pour l'utilisation des biens de subsistance. Plus précisément, à une forme communautaire de production répond nécessairement une forme communautaire de consommation.

L'histoire des peuples vivant de chasse et de pêche, comme celle des grandes civilisations, agraires ou pastorales, nous apprend que l'élaboration des formes culturelles se trouve surdéterminée par l'oeuvre de production sociale des biens alimentaires. Nous sommes donc devant les conditions d'émergence de la loi.



J.-B. Chardin, Le Bénédicité (détail)
C'est ainsi qu'il faut entendre la force contraignante des manières de table et des règles de préparation des aliments, dont la portée symbolique et la force structurante ont été mises en évidence par les travaux de l’école de Lévi-Strauss. On est donc fondé à récuser une position qui conduirait à admettre que, à la différence du besoin sexuel, "social et socialisé dans son essence, (parce qu'il a besoin de l'autre)"... les "médiations sociales ne sont jamais fondamentales pour d'autres fonctions biologiques comme le boire et le manger". (L. Sève)


Si pour l'acte naturel de manger, l'être civilisé a essentiellement besoin de l'autre, il demeure que pour plupart des personnes, les contraintes sur le langage n'y sont pas apparentes. Il est à cela une raison : la transformation préalable des aliments, leur "conditionnement", associés aux manières de table, évitent par anticipation, dans tous les cas "civilisés", tout risque de conflit entre le protocole social et un acte corporel qui exprimerait la pulsion pure. Dans tous les cas, sauf dans les dérégulations individuelles que sont la boulimie et l'alcoolisme. Ces deux affections, qui imposent au sujet une consommation hors protocole, le conduisent du même coup dans les rivages de l'indicible, introduisant dans son discours une large gamme de coupures et de déformations.


L'alcoolisme : un exemple de pulsion mise à nu

Ces coupures et déformation font de la maladie alcoolique un observatoire privilégié des phénomènes de langage et des procédures de l'énonciation. C'est donc à travers cette affection que, plus loin, nous étudierons le détail des mécanismes d'inhibition qui sont ceux de la pudeur, leur fonctionnement et les solutions qui leurs sont appliquées. Signalées depuis toujours, ces perturbations sont encore trop souvent imputées à une supposée "mauvaise foi" ou, rapportées à la notion psychanalytique de dénégation (malgré les difficultés théoriques et cliniques d'un tel rapprochement). L'irruption de la réserve pudique dans les conduites alcooliques tient à ceci que le patient se voit contraint par sa dépendance à un usage détourné du protocole social.

Conformément à ce qui a été dit plus haut pour les aliments en général, la prise de boisson, acte de nature sans lequel nul être serait vivant, s'exécute, chez l'homme en société, sous le signe du geste culturel. On boit pour accueillir, commémorer, "accompagner un repas". On trinque pour conclure une belote, mais la personne dépendante, qui rejoint ses camarades au bistrot, ne partage avec ceux-ci aucun de ces motifs légalisateurs. Seule existe et prévaut en elle l’opportunité, bienvenue ou recherchée, de satisfaire à son besoin d'alcool. Il y a usage détourné du rituel social, et autour de ce détournement, se joue la question du langage : pour notre patient certains gestes présentatifs (et représentatifs) qui sont ceux de la communauté n'accomplissent plus leur fonction signifiante.

Le rapport apparent est inauthentique et les composants normaux du signe linguistique, le signifié et le signifiant, ne renvoient plus à un même référent. Disons qu'il n'est plus de rapport de signifié à signifiant entre le protocole social et l'acte de boire. L'inadéquation du signifiant enraye le fonctionnement normal de l'énonciation. Par un autre biais nous retrouvons ces contraintes qui empêchent chacun d'énoncer, les faits du sexe : au plan des conduites alimentaires, le patient ne peut davantage dire le détail, quand, comment, combien et en quelle circonstance il a consommé. Dans le premier cas nous sommes dans un processus non symbolisable. Dans le second cas, nous sommes devant une démesure qui outrepasse le protocole constitué par le consensus communautaire. Guidée par une "pulsion mise à nu", cette conduite est rebelle à l'inscription symbolique.

Là encore, ce qui ne peut se dire ne peut se laisser voir. En cette matière une telle contrainte peut surprendre, mais elle étonne d'abord l'alcoolique lui-même lorsqu'il boit en cachette. Madame R. réfléchit, après son sevrage à la honte permanente qui l'habitait au temps où elle buvait :

"Ce qui m'étonne c'est que je me cachais même chez moi où pourtant j'étais seule." - "Je ne cachais pas les bouteilles dans les placards du salon,... parce que dans cette pièce il y avait des photos de ma famille et un Christ sur un crucifix... c'est comme s'ils avaient des yeux." - "Cela m'intriguait que, étant seule, je cache la boisson sous les matelas, dans ma chambre, parce que dans ma chambre il n'y avait ni photos ni Christ." - "Je n'avais pas le courage de me servir un verre ou de laisser la bouteille sur la table dans le salon". "Personne ne m'aurait vu, mais il y avait ces photos et ce Christ...." - "J'allais boire au goulot en me baissant sous le matelas, comme si là ils ne me voyaient pas".

En ce domaine, l'étude du fonctionnement pudique devient affaire de spécialiste, bien plus que pour la vie sexuelle. Mais sous un autre aspect, et pour d'évidentes raisons, l'observation objective va s'avérer d'un meilleur maniement, plus facile à saisir, à analyser et à exposer.



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