Histoire naturelle du tabou de l'inceste

ou

L'INVENTION DU MONDE
SELON LES
INDIENS PUEBLO


D'après Lucien Sébag in L'invention du monde par les indiens pueblo. Ed. Maspéro. PARIS.





Introduction
1 - Dans le panier des jumelles
Présentation résumée du mythe
Le serpent Pishuni
Koshari
La guerre des Katchina
2 - Histoire naturelle du tabou de l'inceste
3 - A propos de la métonymie


Concernant la mère, le tabou de l'inceste ne se constitue pas en conséquence d'une entité "mère" qui lui serait préexistante.

Un mythe, en tant qu'histoire culturelle, possède une épaisseur sémantique par laquelle il structure en une totalité la diversité empirique des rapports de l'être à soi-même, au social et au cosmos. Cependant il saute au yeux que l'approche scientifique d'une culture primitive est une étude nécessairement détachée du milieu naturel ou culturel originaire. Parce qu'elle est tributaire d'instruments de pensée qui lui sont hétérogènes, elle ne peut saisir cette totalité dont nous parlons et qui constitue le facteur de cohérence de l'individu, comme de la société à laquelle il appartient.

L. Sébag, à qui nous empruntons ces réflexions, n'exclue pas d'autre type de rapport aux textes mais il indique que la méthode structurale permet de dépasser l'hétérogénéité apparente des contenus. Elle révèle des règles de constitution et dévoile, sous la trame sensible, certaines structures permanentes de toute expérience humaine. Par delà la contingence du lexique elle isole les données qui définissent les rapports de la pensée au monde, indépendamment de toute spécifications secondaires.


1 - Dans le panier des jumelles

L'histoire culturelle des indiens Pueblos tire son intérêt de la remarquable analyse que devons à ce chercheur prématurément disparu. Pour plus d'une raison cet élève de Lévi-Strauss doit être situé dans la mouvance lacanienne, motif supplémentaire d'examiner son oeuvre.

Les indiens Pueblos habitent actuellement dans les Etats du Nouveau Mexique et de l'Arizona. Méfiants vis-à-vis des influences extérieures, ils offrent "aujourd'hui l'exemple unique d'une société qui s'est maintenue presque inchangée depuis une époque bien antérieure à la conquête espagnole" et dit l'auteur "il n'est peut-être pas d'autre tribu pour laquelle on possède une documentation aussi volumineuse". La version du mythe d'émergence étudié a été publiée par M. Stirling en 1942. "Ce texte forme un ensemble homogène qui commence avec la création du monde et s'achève par l'installation des Acoma au centre du monde".


Présentation résumée du mythe

Avec le commentaire de certains passages, nous rapporterons les éléments principaux de l'analyse de L. Sébag. Dès l'origine de la création le contenu des paniers révèle à l'auteur une dichotomie fondamentale génératrice de l'ordre humain.

"Aux deux soeurs, remarque-t-il, le végétal est donné sous forme de graine, l'animal sous forme d'une petite statuette le représentant. De l'un à l'autre l'opposition est complète".

"La graine, c'est la plante non encore développée mais qui, de son propre mouvement, deviendra plante achevée. Entre la graine élément réel du monde végétal, et la plante toute aussi réelle mais différente d'elle, existe un rapport de contiguïté. Nous le qualifierons, par convention, de rapport métonymique".

"Par contre, l'image, la figure, ressemble à l'animal achevé, mais elle ne possède pas la même réalité que lui, le passage de l'image à son modèle ne peut se faire de lui-même mais implique l'intervention d'un moyen terme (la parole). Cette relation peut être définie comme métaphorique".

Ces références,"par convention", à deux figures de style ne doit pas occulter que c'est l'aménagement de la réalité distincte toute entière qui est gouvernée par les deux procès de la contiguïté et de la similarité, respectivement congruents à la métonymie et à la métaphore. La distinction contigu / similaire remonte à Aristote mais c'est à une époque récente que R. Jakobson à remis en honneur cette bipolarisation qui, selon lui, tient une grande place dans les phénomènes du langage comme dans l'ensemble des comportements humains, normaux et pathologiques. L. Sébag ouvre une recherche que le linguiste appelait de ses voeux et montre que cette bipolarisation contigu / similaire, contient l'antagonisme fondateur qui structure l'humain dans la totalité de ses rapports, individuels, sociologiques et cosmologiques:

"Création des végétaux et création des animaux vont s'opposer terme à terme. La première implique la combinaison d'un élément réel, la graine, et d'une action directe, le fait de planter. Pour la seconde, il n'y a rien de réel à l'origine, mais seulement une image qui devient vivante grâce à une action linguistique".

Les exemples choisis dans l'ouvrage illustrent les oppositions non réductibles qu'annonce l'auteur, et aussi les moyens par lesquels ces oppositions seront surmontées. Les événements qui se déroulent ne sont pas sans rapports avec des problématiques de crise dont la portée très générale ne tardera pas à apparaître au lecteur.


Le serpent Pishuni

Il est rendu vivant comme une plante, par le contact. Cette inversion des rapports entre métonymie et métaphore donne naissance à un être subversif. Son activité linguistique est déformée; il n'interroge pas comme les autres animaux, mais il sait répondre, expliquer, ce qui lui permettra de tenter l'une des jumelles pour l'amener à procréer en violation de l'ordre voulu par le Père Créateur.


Koshari

Pour lui l'anomalie est inverse; les héroïnes ont substitué la métaphore à la métonymie car il n'aurait pas dù naître par la parole qui n'était pas appropriée à sa réalité. Observons que dans ce cas l'anomalie est attachée à la personne: il était comme fou, plus subverti que subversif. Lui aussi présentait des perturbations du langage qui sont un trait saillant de son comportement: ses phrases étaient dépourvues de signification et il parlait à l'envers. Il fut envoyé auprès du Soleil ne pouvant vivre parmi les humains.

Métaphore et métonymie (autrement dit similarité et contiguïté) sont antagonistes. Elles ne peuvent être substituées l'une à l'autre ni appliquées à un élément du réel en dehors de l'ordre prescrit, au risque de subversion assortie d'anomalies du langage. Or l'imitation est congruente à la métaphore ; chacun peut comprendre que :

Si l'imitation du terme supérieur, parent ou héros civilisateur, est nécessaire à l'assimilation des formes et des normes d'identification requises dans une culture, l'accès à la métaphore se fait sur le terrain de la contiguïté sociale ou familiale, contexte universel du développement des êtres.

Nous reconnaissons les termes de la contradiction omniprésente et nous allons voir qu'il ne va pas de soi d'être "à l'image et à la ressemblance".


La guerre des Katchina

Elle illustre cette modalité inséparable de l'humain, mais toujours critique, d'appropriation des formes qu'est l'acte imitatif. Les Katchina créés semblables aux humains pour les aider, vivaient dans leur proximité, ce qui contredit tout rapport métaphorique, donc toute ressemblance. Ceci explique le port des masques qui modifiait leur apparence et que les hommes ne devaient pas représenter au risque d'annuler la différence qu'exige la proximité. Lorsque certains jeunes imitèrent les Katchina, ce qui est une métaphorisation, une guerre s'ensuivit où les hommes, pour la première fois, virent des morts. Les Katchina se retirèrent définitivement après que fut convenu le sacrifice que l'on sait. Laissant aux humains la faculté de fabriquer les masques ils leur permirent de s'approprier le pouvoir qui leur est attaché. Les relations, initialement sous le signe de la contiguïté, interdisaient de posséder le pouvoir des Katchina, c'est-à-dire d'être comme eux ; l'intériorisation de ce pouvoir ne devient possible qu'après que la mort et l'éloignement eurent provoqué l'abandon irréversible de la proximité préexistante.

Les processus du langage sont étroitement liés à la dichotomie que nous étudions. On remarquera, avec L. Sébag, que dans les deux cas précédents (Pishuni et Koshari) la subversion des êtres s'accompagne d'une déformation linguistique. Ici c'est encore une anomalie du langage qui est en cause, le conflit étant relancé par un messager trompeur qui n'annonce pas l'événement pour lequel il est mandaté.

Les crises sont toujours la conséquence de la confusion des ordres, plus précisément de leur concurrence sur un même être ou objet. La gestion de la ressemblance dans la contiguïté - ou de la contiguïté dans la ressemblance - est donc la problématique fondamentale de l'humain. Il faut observer que la dichotomie originelle est voulue par le Dieu créateur. Le caillot de sang avec lequel il fait la terre est en rapport métonymique avec son être, mais les jumelles, créées "à son image", sont en rapport métaphorique. Un rapprochement avec Utchsiti serait d'une certaine manière un contact du même au même, ce qu'interdit l'exclusion mutuelle du contigu et du similaire. Pour cette raison quatre Cieux séparent le créateur et ses créatures et ils communiquent par l'intermédiaire d'un esprit.

L'analyse montre avec force que:

- des êtres semblables ne doivent pas être contigus, ni faire partie d'un même ensemble pertinent: c'est le cas des jumelles et de leur Créateur, comme on vient de le voir;

- des êtres devenus semblables doivent s'éloigner et rompre la contiguïté ; cette nécessité survient régulièrement dans le mythe en des moments décisifs : à l'issue de la guerre les Katchina quittent les hommes quand ceux-ci purent les imiter. Dans une circonstance analogue l'une des jumelles, Iatiku, qui est la mère primitive du genre humain, s'en éloigne et laisse cette symbolisation d'elle-même qu'est l'épi de maïs. En accord avec ce qui vient d'être dit, la proximité exige la différence ou des prédicats psychologiques distincts: pour cette raison les Katchina portent des masques quand ils sont parmi les hommes.

On sait que succédant aux jumelles, les jumeaux, "fils du Soleil" sont chargés d'achever l'organisation de la société. Le mythe nous dit qu'en un moment donné ils ont confondu la chasse et la guerre et traité des humains comme des animaux. Or les hommes sont des végétaux, en les traitant comme des animaux ils ont frappé l'ordre végétal tout entier. Il s'en est suivi la sécheresse.

Si les humains "sont des végétaux", c'est-à-dire appartiennent à cette classe ontologique, ce ne peut être que parce que la métonymie entre dans la constitution de l'ordre humain, sans quoi, d'ailleurs la métaphorisation ne poserait pas de problème. Lucien Sébag en apporte la preuve de cet enracinement métonymique avec l'analyse qu'il propose de la faute de Nautsiti, celle des deux jumelles qui enfante en transgression de l'ordre établi. A suivre les prescriptions d'Uchtsiti, le Père Créateur, elle aurait eu des enfants en relation métaphorique avec elle, donc semblables à leur mère. N'ayant pas attendu ce délai pour mettre au monde sa descendance la jumelle a "contracté le temps", rapproché ce qui devait être normalement éloigné et, par là, substitué la métonymie à la métaphore. En effet, la distance temporelle vaut pour la distance spatiale, et la proximité dans le temps vaut pour la proximité dans l'espace. Cette confusion des ordres, qui est encore une faute, a pour conséquence:

- que mère et enfants seront assignés à contiguïté par connexions biologiques et psychologiques;

- qu'entre Nautsiti et ses enfants existera la différence qui distingue l'enfant de la personnalité développée, mais aussi celle qu'impose toute relation de contiguïté.

On ne pouvait mieux souligner l'impossibilité qui est celle de l'humain de métaphoriser la mère, autrement dit d'annuler les vestiges des relations contiguës préexistantes. Nous rencontrons là le point focal de la mère "psychanalytique" et, nous allons le voir, la problématique centrale de cette rupture liminaire qu'est le tabou de l'inceste.

Car comment devenir semblables dans la contiguïté? La mise à distance, telle la loi universelle d'exogamie, constitue certes le procédé le plus simple et elle apparaît toujours assortie d'une perte. Dans le mythe, le Père Créateur se retire et laisse les jumelles posséder seules le pouvoir de continuer la création. Que les Katchina quittent les hommes et ceux-ci entrent en possession du pouvoir des masques. Dans tous les cas la progression générale est faite d'une suite de ruptures dont les caractéristiques communes sont d'annuler une contiguïté préexistante et d'engendrer une perte, un abandon, un deuil, prix à payer de l'acquisition d'un statut nouveau et toujours plus comparable à celui du créateur. La notion de faute est extrêmement importante. Elle implique une réversibilité que nous formulerons ainsi: il n'y a pas de transformation sans crise, marquée par la subversion fautive, qui porteuse de crise, permet en retour une transformation. On notera que c'est à l'occasion de crises majeures que la mort est nommée pour la première fois (départ de Iatiku) ou que le peuple voit des morts pour la première fois (guerre et départ des Katchina). Ces deuils sont corrélatifs de l'acquisition d'un pouvoir nouveau prélevé sur le terme civilisateur, père ou mère mythique, ou être intermédiaire. La forme schématisante que nous proposons veut représenter le processus général:




"La quête de l'humanité", dit l'auteur, se caractérise par une "intériorisation et (une) métaphorisation progressive de l'ensemble des êtres avec lesquels les hommes sont en relation".

Cette métaphorisation progressive est le fruit d'une série de ruptures portant sur des relations métonymiques préexistantes. C'est au prix de crises subversives, au rang desquels nous rangeons la crise oedipienne, que des rapports de similarité se substituent aux rapports de contiguïté qui unissaient précédemment les termes en cause.

Cette mise à jour n'épuise pas l'étonnante fécondité heuristique des thèses de L. Sébag. La mort, le deuil, la perte, ne sont pas les conditions exclusives de la légalisation des êtres ou des choses. Le dédoublement gémellaire, groupes d'égaux, miroir ou objet d'identification, joue un rôle capital que nous ne commenterons pas ici sinon pour remarquer que les jumeaux sont précisément des êtres tout à la fois totalement contigus et totalement similaires. Leur couple, composé de deux hypostases, tire de ce dédoublement le pouvoir de contourner les crises dans le procès de légalisation. Quant aux autres personnages subversifs, leur ambivalence les rapproche des jumeaux. Ils se tiennent à la confluence de domaines normalement distincts et c'est à ce titre qu'ils peuvent transformer le contenu des relations, tout comme la médiation symbolique, qui garde un lien de contiguïté avec la chose représentée. L'homme doit synthétiser la diversité du réel et "le pouvoir humain véritable réside dans la symbolisation" dit L. Sébag, qui n'approfondit, pas sous ce jour, la question du symbole.

C'est par prétérition que l'auteur désigne la différence comme un facteur fondamental de coexistence entre les êtres. Certes ce point essentiel n'est pas relevé comme tel dans le courant de son oeuvre, mais la nécessité de ne pas se ressembler, l'impossibilité d'imiter ou de se donner à imiter, le danger d'égaler sur un même espace pertinent ou de détenir les mêmes prédicats psychologiques, surgissent avec une clarté aveuglante, entièrement régis par l'opposition métonymie / métaphore. On saisit pourquoi la castration, en altérant la similarité, permet l'inclusion subordinatrice dans l'ensemble originaire. Ainsi permet-elle de résorber la tension oedipienne lorsqu'en un moment de l'histoire biographique (et biologique) se précise une ressemblance entre les êtres. On sait aussi comment le déni de cette différence-là installe la subversion des ordres par contact du même au même, et pérennise, dans l'effervescence paranoïaque, des crises qui ne sont normalement que des moments.


2 - Histoire naturelle du tabou de l'inceste

Sous cet éclairage la question du tabou de l'inceste, en tant que fondatrice du statut de mère, mérite une attention particulière. Cette coupure, non abordée par l'auteur, trouve naturellement sa place lorsqu'est reconnue dans la relation mère-enfant la concurrence incontournable d'un lien de contiguïté et d'un lien de similarité. Observons au préalable que, dans le mythe pueblo, ce n'est pas la génitrice par le sang, Nautsiti, qui est prise en compte en tant que mère, mais Iatiku, celle qui assume les fonctions éducatives et initiatiques, qui met en forme la société et les personnes qui la composent.

On sait qu'avant l'institution du langage chez le jeune, la mère et l'enfant sont tenus à l'amour dans une relation initiale parfaite de contiguïté muette. La mère est la personne qui a, ou qui se donne, cette vocation de répondre inconditionnellement aux réquisitions de l'enfant, lequel, à l'origine, n'interpelle que par des actions réelles. A la mère, sensible aux actes corporels et aux gestes phoniques, incombe de transformer dans le sens désiré la réalité interne de l'enfant. Cette interactivité réciproque procède d'une coordination extralinguistique naturelle des comportements. Echange de joie, de craintes, de peurs, de jubilations, elle est aussi l'absolu de la contiguïté par connexion psychologique. Du geste phonique au sourire, en passant par les gestes intentionnels des conduites nourricières, nous sommes en présence d'actes corporels motivés qui font partie de ce qu'ils représentent. C'est la contiguïté qui est en jeu et non la similarité.

Cette relation de la mère à l'enfant, d'abord pré linguistique, nous dirons plus précisément "pré-onymique" (de onoma = nom) a été souvent décrite. Elle va se transformer par l'introduction d'un langage. L'enfant découvrira, par exemple, qu'en tendant la main vers le biberon il fait venir la mère. Cet usage détourné de ce qui était antérieurement un acte corporel, est l'amorce d'un signe : cet "analogon de comportement" est porteur d'un message et n'est plus un indice. En imitant de lui-même ce qui était un geste intentionnel, l'enfant l'a transformé en une forme signifiante. Par ce revirement capital, qui contient peut-être la clé du processus, il cesse d'être assujetti à la circonstance et se fait lui-même circonstance. Le début enfantin du langage sera ensuite organisé de façon de plus en plus imitative jusqu'au plein usage de la parole, du nom, de l'onoma.

De son coté la mère fait un usage croissant du langage et des praxies ; grande dispensatrice, elle est aussi omnicausale, principe initiateur des apprentissages et de la langue, justement dite maternelle. Dans cette relation l'enfant se présente lui-même comme le terme inférieur d'un processus imitatif dont le personnage maternel est le terme supérieur.

Parler, un jour, est donc une acquisition qui implique de profonds renoncements et surtout la perte de la contiguïté empirique dont, en retour, la réintroduction contredit la parole (par exemple dans l'acte sexuel). L'utilisation de l'onoma, conforme au trésor linguistique du groupe, est porteuse de subversion et entre dans la problématique de crises que nous venons de voir.

Globalement devant l'alternative de la pré-onymie et du langage l'enfant a le choix entre le refus de la parole, qui le conduit à l'autisme, ou le renoncement à la contiguïté corporelle qui est une communication par l'action réelle. Entre les termes de cette alternative se déploie toute l'originalité du développement linguistique de l'enfant. Très tôt celui-ci met en jeu des capacités imitatives. Les adultes retiennent en général de cette période les imitations d'animaux (onomatopées qui sont extrêmement précoces) mais il est souvent inaperçu que l'enfant, qui peut reproduire les vocalisations animales, peut aussi reproduire celles des humains. Cela existe dans les premiers mois de la vie mais il semble que le risque soit trop grand et le petit être renonce à ces tentatives pour ne s'engager à nouveau dans cette voie qu'après de nombreux mois et par la médiation insistante du "parler nounou" qui est une ressemblance altérée. Il est cependant connu que les capacités imitatives des enfants sont aussi étendues que leur compétence linguistique. Ce n'est que très progressivement et par l'élargissement du champ de relation au delà de la sphère parentale que le vocabulaire deviendra de plus en plus conforme, dans la majorité des cas.

Au terme de ces processus complexes l'être doit accéder aux actes de parole. La langue étant une dotation maternelle, la mère sera le seul personnage avec qui la contiguïté extralinguistique la plus absolue, c'est-à-dire sexuelle, sera définitivement exclue. La raison en est que, dans l'échange sexuel, substance communiquée et substance communicante ne font qu'un et sont confondues dans la contiguïté.

Le tabou de l'inceste se présente donc comme un effet direct de l'exclusion mutuelle des deux procès fondamentaux de la contiguïté et de la similarité.

On sait qu'il se rencontre dans toutes les sociétés dotées d'un langage et d'une transmission parentale des praxies. L'entrée dans l'institution syntagmatique induit donc la rupture, sans substitution, de la relation initiale; tout contact muet est définitivement écarté, sauf à affronter la folie ou la mort. Observons que sur de telles bases point n'est besoin de contorsions théoriques pour situer en parallèle les tabous masculin et féminin, tout en remarquant aussi que la prohibition du contact, largement décrite entre le garçon et sa mère concerne les rapports enfants-parents sans distinction de sexe. Elle n'épargne pas, faut-il le dire, les relations entre mère et fille...

Nous sommes devant un clivage générateur de l'ordre humain, totalement autonome et au sein duquel l'interdit sexuel apparaît comme un cas particulier d'application, un facteur constitué et non un facteur constituant. Même si, sous le signe de la différence sexuelle, ce clivage organise les rapports de personnes sur le lieu de la sexualité et le dimorphisme social des individus.

Sur la question de la mère nous sommes tentés de remettre la pyramide sur sa base comme nous l'avons fait dans un autre travail consacré au père : le tabou de l'inceste ne se constitue pas en conséquence d'une entité mère qui lui serait préexistante. Il n'est que le reflet d'un obstacle ontologique à la conjonction d'ordres antagonistes qui régissent d'une part l'acte corporel, d'autre part l'acte linguistique. C'est l'introduction du personnage initiatique dans cette problématique contradictoire qui le fonde dans son statut de mère et non l'inverse.

Ces notions, que ne méconnaît pas le sens commun, trouvent avec L. Sébag une assise scientifique. Mais du même coup s'introduit sur ces questions un remaniement épistémologique qui s'avère d'une extrême importance et dont les conséquences sont loin d'être épuisées.


3 - À propos de la métonymie

Tous ceci appelle un retour sur le concept de métonymie. Cette figure de style exprime, par le langage, un rapport extralinguistique de contiguïté. Par le langage, veut dire que la métonymie inclut la métaphore (la parole) et contient en conséquence la contradiction interne génératrice du tabou que nous venons d'étudier. La coupure incestueuse se résout dans une contiguïté retrouvée, mais transformée, par le moyen du langage. C'est au sens strict une contiguïté met-onymique qui se constitue avec la mère et qui fait suite à la contiguïté pré-onymique abolie.

L'inclusion de la métaphore dans le concept de métonymie constitue, donc une contradiction interne à ce concept qui, dans la mesure où elle est ignorée, n'est pas étrangère aux difficultés de l'ethnologie structuraliste à intégrer les thèses freudiennes. La raison en est que le champ d'investigation de l'ethnologie porte sur des sens déjà constitués. En fait c'est bien en tant que préalable au sens qu'est de mieux en mieux compris le tabou de l'inceste.

Quant à la psychanalyse qui postule l'action de la parole sur le corps mais qui est d'abord une quête de sens, elle voit mieux se révéler cette aporie du langage face à l'ambition naïve d'explorer exhaustivement les sources inconscientes de l'interdit incestueux.




Lucien Sébag in L'invention du monde par les indiens pueblo. Ed. Maspéro. PARIS.
Illustration de couverture de l'ouvrage.









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