Deux ou trois choses méconnues
au sujet de l'alcoolisme












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Il n'existe pas de traitement à cette affection
Delirium et syndrome de sevrage mal interprétés
Le généraliste, premier confronté au patient
La psychanalyse, une contre-indication
Une affection à deux visages
Réserves clandestines
Mauvaise foi ou simple pudeur?
Des déformations bien connues du langage
Ne pas laisser voir
Alibis et solitude

 
En consultation d'alcoologie le premier travail est d'écarter les illusions trompeuses. A ce titre, une donnée domine la rencontre clinique: la dépendance alcoolique n'a pas, actuellement, de cause connue. Les "alibis" invoqués: les soucis, la solitude, le chômage ou le travail, s'enracinent souvent dans des sentiments sincères, et malheureusement l'intervenant ne résiste pas toujours à la tentation du psychologisme. Les patients doivent découvrir qu'ils n'ont ni plus ni moins de problèmes que d'autres, sinon en conséquence de leurs abus.


Il n'existe pas de traitement à cette affection

Nous ignorons pourquoi la plupart des êtres ne deviennent jamais dépendants, pourquoi certains sujets sont exposés à une sujétion définitive, pourquoi d'autres, très rares, parviennent à réduire leur consommation. Aucun indice crédible de personnalité ne permet de distinguer ces catégories évolutives.

En pratique, les patients adressés en consultation spécialisée vont y entendre qu'il n'existe pas de traitement à leur affection. Aucune ambiguïté ne doit recouvrir la notion de guérison: si l'on peut en réparer les dégâts, l'alcoolo dépendance elle-même n'est pas curable. Rien, dans les ressources de l'art médical, ne permet de restituer le plaisir du boire et ces sujets resteront à l'écart du partage convivial dont l'image est attachée à ces boissons. Il n'est pas d'alternative à l'abstinence définitive.

Delirium et syndrome de sevrage encore mal interprétés

Etant écartées les illusions trompeuses, persistent des leurres qui ont dévoyé la recherche elle-même. Certes l'affection qui nous préoccupe est la conséquence d'une ingestion surabondante d'alcool; mais la toxicologie apporte peu d'informations.

Si l'on convient, sans difficulté, que les encéphalopathies, les polynévrites sont des conséquences, l'interprétation du delirium est beaucoup plus trompeuse. Risque toujours présent, les accidents de sevrage, même au premier plan de la scène, n'ont aucun rapport direct avec l'alcoolo dépendance. Il est clair que, comme tout rat d'expérience, chacun s'expose à des troubles de sevrage ou à un delirium après une suffisante et durable surconsommation, pour tous motifs imaginables... Cette autonomie des troubles de sevrage a dévoyé le regard scientifique sur cette affection. La recherche d'alcool qui accompagne ces états, l'effet produit, apaisant, préventif, voire thérapeutique, introduisent toutes les apparences d'un besoin exacerbé. Mais celui-ci n'est pas le même besoin que celui qui, par-delà des mois ou des années d'abstinence induit une rechute après un premier verre.

Ce syndrome du premier verre guette le malade sa vie durant, et loin de toute imprégnation. En conséquence le sevrage, temps nécessaire et très médicalisé du traitement, ne doit pas se confondre dans l'esprit du patient avec une thérapie de l'état dépendant, démarche très individualisée et sans recours médicamenteux.

Débarrassé du besoin contraignant, le patient, hâtivement sevré, déduit d'un bien-être retrouvé que son affection est guérie, ses relations avec l'alcool ayant repris ce caractère de normalité qui inclut un plaisir de boire restauré, mais exclut la soumission. Mais cet état est temporaire et instable. Trop de sevrages effectués sans autre suivi, confortent soigné et soignant dans cette idée que là où le traitement montre ses effets, là se résumait le mal.

Le généraliste, premier confronté au patient

De son côté le médecin généraliste, premier consulté, n'échappe pas à ce sentiment de ne pouvoir rencontrer une relation de confiance qui donnerait son sens à l'acte thérapeutique. Difficile en effet d'exercer cet art en bonne conscience lorsque le malade n'a opposé que des dénégations sur l'affection qui l'amène à consulter. De plus, nul n'est dupe. Le clinicien devient complice involontaire de l'intoxication auto-entretenue, en même temps que son client dispose d'un système sans faille pour esquiver toute approche authentique de sa maladie.

La psychanalyse, une contre-indication

On pense alors aux ressources de la psychanalyse pour décoder la face cachée d'une communication aussi fortement brouillée. Il est admis que l'alcoolisme est pour l'analyse une cause de renoncement sinon une contre-indication affirmée. Les indications sont posées utilement devant des troubles concomitants de personnalité avec lesquels la dépendance alcoolique, il est vrai, fait souvent bon ménage. L'alcoolique et sa maladie n'étant pas sans susciter des images négatives, se pose évidemment, là plus qu'ailleurs, le problème des contre attitudes de l'intervenant: en l’occurrence, ne serions-nous pas un peu, en matière d'alcoolisme,... tels des thérapeutes eunuques devant une pathologie sexuelle?

Une affection à deux visages

Cette affection, a un caractère discontinu, un même sujet ayant des attitudes psychiques profondément différentes selon qu'il est dans l'alcool ou dans l'abstinence, ces deux visages ont chacun leurs symptômes:

- alcoolisés, les patients ont des agissements similaires, des attitudes identiques, une grande homogénéité des comportements;


- hors alcool, un autre visage nous met en présence de sujets aux personnalités les plus diverses, normales le plus souvent.


La constitution de réserves clandestines

Un autre regard sur cette affection révèle d'autres symptômes majeurs, qui sont des attitudes adaptatives, mais dont la reconnaissance est capitale face aux conduites d'alcoolisation.

La constitution de réserves cachées est une préoccupation du buveur, inscrite dans le devenir de l'intoxication. Le symptôme paraît utilitaire, mais il indique autre chose. Cette dissimulation d'alcools a des analogies avec d'authentiques réflexes de survie engendrés par les disettes. La constitution de provisions est alors assortie du secret: la famille qui, dans l'inquiétude d'une pénurie a constitué son stock alimentaire, prend garde de le "crier sur les toits". Chez l'alcoolique, le manque de l'objet d'addiction définit la réalité de la même manière provoquant une semblable attitude préventive, les mêmes réflexes et le même silence.

On va donc relever le mésusage d'un réflexe de survie et ce type de conduites (éventuellement collectives) passe bien loin des données de l'inconscient freudien. La prise de conscience par le patient des bases de ce comportement est facilement acquise et particulièrement utile. Elle ne provoque ni résistance ni déni.

Mauvaise foi ou simple pudeur?

Sur la question du langage le buveur se distingue de tous les autres patients. Mais rien ne le rapproche des névroses, psychoses ou perversions. Son inhibition a ceci de particulier qu'elle porte sur l'acte d'énonciation et non sur le sens du message; elle nous paraît plus en rapport avec ce comportement anthropologique majeur, si peu étudié, qu'est la réaction de pudique.

On le sait, il ne suffit pas de disposer de la parole pour pouvoir exprimer ses pensées: l'être humain est ainsi fait qu'il parle "à l'endroit" quand le corps obéit à l'esprit (un travail, un loisir, une promenade se racontent sans problème), mais "à l'envers", ou difficilement, quand l'esprit doit obéir au corps. Cela se produit pour certaines fonctions naturelles que l'on devine, mais surtout dans la vie sexuelle où pour que tout fonctionne bien, l'esprit doit se laisser guider par le corps. Ces choses ne doivent pas se raconter, ne peuvent pas se raconter: la pudeur arrête le langage.


Il est important de percevoir que chez l'humain, ces actes corporels élémentaires que sont le boire et le manger subissent le même sort. En trinquant la prise de boisson se fait sous le signe du symbole: geste convivial, fêter, accueillir, commémorer, apprécier voire "accompagner un repas". Ces actes ne sont pas seulement sociaux "dans leurs formes et leurs normes... mais dans leur essence".

Or, la personne dépendante ne boit plus pour fêter, accueillir, commémorer, trinquer, apprécier ou accompagner un repas. Elle va vers la boisson pour aucun de ces motifs mais exclusivement parce que son corps le réclame et qu'elle lui obéit. Elle ne peut donc pas le dire, ni en parler.


Les difficultés linguistiques de l'alcoolique indiquent la soumission de l'esprit au corps en faveur de l'alcool, phénomène qui déjoue toute régulation symbolique ou rituelle de l'acte de boire. Ces mêmes contraintes qui empêchent chacun d'énoncer les faits du sexe, empêchent le patient de nous dire combien il boit, quand et dans quelle circonstance.


On a parlé de déni et de dénégation mais quel ancien buveur affirmera qu'il n'était pas conscient de maquiller la vérité dans ses dires?
Voir
négation déni dénégation.

Des déformations bien connues du langage

Il n'est pas surprenant que les déformations du discours de l'alcoolique, observées par le linguiste, reproduisent celles du discours amoureux qui, habituellement occulte soigneusement l'acte corporel.

Parmi les déformations,
l'affirmation contraire est très courante (je ne suis pas alcoolique), de même que la prétérition: qui ne boit pas à la maison, fréquente les bistrots; qui ne boit pas de vin boit de la bière, etc..

Le
discours cité (Ma femme dit que je bois) constitue un recours précieux: le locuteur évite ainsi d'être le sujet de l'énonciation impossible, mais il parle.

Le
pronom indéfini "on" est une aide qui va dans le même sens ("je" ne saurait renvoyer à un énonciateur autre que celui qui émet le message).

Comme dans la relation amoureuse, celui qui ne peut dire désire avant tout être compris.


L'éclairage qu'apporte cette interprétation, révélée au patient et à ses proches, ne peut être omis: elle opère une véritable réconciliation, avec soi-même et avec les proches. Tous ont l'expérience de la pudeur sexuelle et tous ont compris depuis longtemps que le malade est contraint d'obéir à son corps. En général, mieux que quiconque, le patient reconnaît ces blocages qui s'imposent à lui et le mettaient si loin des autres alors qu'une perte progressive d'autonomie exigeait le contraire. Il est en effet des moments où il aurait besoin de parler, surtout dans cette période difficile où il commence à ressentir son incapacité à arrêter seul la boisson. Comme toujours, l'impuissance de la parole est la source de tous les conflits avec un entourage dont il a de plus en plus besoin. Voir aussi
F. Péréa.

Ce qui ne peut se dire ne peut se laisser voir

Car la pudeur n'est pas que linguistique. Comme l'acte sexuel de chacun, l'acte de boire de l'alcoolique ne peut se montrer. Sous le registre de la chose honteuse, non symbolisée, le dire, comme le faire, doit être exclu de la scène sociale (Lorsque l'acte corporel a l'effet et le sens exact de ce qu'il donne à voir, le phénomène pudique interdit qu'il soit vu ou nommé: dans la communication sexuelle signifiant et signifié sont confondus). Là encore le sujet peut acquérir, de l'entretien, une meilleure connaissance des bases de son comportement, en particulier sur cette consommation clandestine qui, à plus d'un titre, on le comprend, est reconnue comme "honteuse". Ce qu'il apprend alors sur lui-même ne s'inscrit pas dans les malédictions de l'alcoolo dépendance.

Le phénomène de la pudeur, régulant aussi les rituels alimentaires et les manières de table, est donc au premier plan dans la clinique alcoologique. Processus éminemment normatif et commun à tous, il fait découvrir que les attitudes psychiques qui nourrissent les symptômes et brouillent le discours, ne sont en rien spécifiques de l'alcoolisme. Mais le clinicien doit oeuvrer ici comme dans une consultation de sexologie. N'oublions pas que c'est en nommant le détail qu'il devient obscène: ainsi la simple question "combien buvez-vous?" doit-elle être soigneusement évitée.

Alibis et solitude

L'acte de boire, ne pouvant ni se dire, ni se laisser voir, le secret et la solitude finissent par s'imposer. Il serait bon alors de se confier à quelqu'un, famille ou médecin. Mais plus c'est nécessaire, plus c'est impossible.

Il reste au patient, pour lutter contre la dépression, de valider son geste à la recherche d'un rituel d'accompagnement qui puisse figurer un lien avec le social. Il maquille ses prises d'alcool derrière la pseudo légitimité d'usages convenus: le tiercé, la partie de carte ou de boules... Cette utilisation détournée des rites et des motifs conviviaux préserve, dans les apparences, les normes du groupe.

Une autre stratégie consiste à rechercher des lieux, des moments, des contextes où la démesure est reconnue. Les alcooliques vont vers d'autres alcooliques, efficace recours contre la dépression que provoque toujours l'isolement.

Quand le besoin est permanent, l'obéissance au corps aussi complète que la soumission de l'esprit, le secret et la solitude finissent par s'imposer. Une culpabilité dépressogène devient le point focal de la relation clinique. En même temps que l'évidence d'une surconsommation ne trompe personne, le patient persiste dans ses dénégations. Le couple évolue vers la méfiance hostile et la rancune réciproque, communes à tout défaut de communication. Le patient écartera, coûte que coûte, toute mise en rapport avec l'alcool. Il ne sera pas en manque d'explications pour lesquelles il est tout prêt à se remettre en question, d'autant plus que s'accentue sa dépendance morale, son besoin de soutien matériel et affectif. C'est un fait toujours vérifié que les alcooliques, accaparés par l'alcool n'ont aucune tendance à quitter par eux-mêmes un foyer, parental ou conjugal où ils ne sont souvent plus désirés et toujours contestés.

On impute usuellement ces troubles du comportement social et familial aux effets psychotropes de l'alcool, à la détérioration physiologique, à la personnalité sous-jacente. On sous-estime généralement le handicap du langage dans ce climat relationnel. L'établissement d'une relation clinique passe avant tout par la juste évaluation de ces facteurs de perturbations linguistiques et leur pouvoir dépressogène, qui d'ailleurs aboutit souvent à la prescription d'antidépresseurs alors que le patient à d'abord besoin de mots.

Un travail marqué aussi par ce paradoxe qu'il devra conduire le patient vers une marginalité de fait. En ceci l'alcoolisme se distingue des autres toxicomanies. Un héroïnomane sevré réintègre la norme. Un alcoolique devenu abstinent entre dans une position marginale et disqualifiante, un authentique handicap social. Ce que perçoit bien, et non sans terreur, le patient qui se sait promis à l'abstinence.








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