Illustration : L'ivrogne poussé dans la bauge aux pourceaux. Breughel l'Ancien.
Comprendre l'alcoolisme






La double disqualification
du malade alcoolique





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La double disqualification du malade alcoolique. Article paru dans la revue "alcoologie" - n°4 - 1996.

Texte intégral, 2284 mots. Vers le texte abrégé : 1412 mots.


Chapitres :
* de la pudeur à la honte
* l'idéologie de l'aveu
* l'abstinence disqualifiée
* les deux concupiscences
* conclusion
* BIBLIOGRAPHIE





Ensemble, malades alcooliques et alcoolisme suscitent une perception négative à laquelle le clinicien ne saurait facilement se soustraire.

De Mijolla et Shentoub, (1) préoccupés par la participation des thérapeutes à ces préjugés, remarquaient que le choix des mots appliqués à ces patients révèle trop souvent "l'envahissement inconscient de sentiments négatifs..., et le glissement ... dans l'ordre de la morale". Quant aux sujets eux-mêmes, et ce n'est pas un moindre paradoxe, "ils s'empressent ... de s'emparer de ces discours tout faits, de les incorporer à leur tour pour nous les resservir dans des dialogues stériles "générateurs d'impasses relationnelles". Il demeure, disent les auteurs, que leurs "paroles lénifiantes et conformistes (font) se présenter certains de (ces) malades comme de véritables dictionnaires des idées reçues sur l'alcoolisme".

Les auteurs précités ne manquaient pas d'observer que ces paroles ne sont que le reflet du "climat socioculturel où nous baignons tous" et dont il est difficile, sinon vain, de vouloir faire abstraction.

Dans cette perspective, ils estimaient nécessaire, au thérapeute, de prendre au préalable connaissance de ses propres préjugés pour, "dans un second temps, tenir compte de leur poids dans l'analyse (du) contre-transfert". Toutefois la tâche indiquée leur semblait illusoire, à partir du moment où la problématique de l'alcoolique s'avère si radicalement hétérogène à "nos anciennes identifications aux images primaires de notre propre histoire, etc." ...

Mais les meilleures armes propres à combattre les préjugés ne sont-elles pas le savoir et la connaissance ? Ces auteurs en étaient conscients mais dénonçaient justement la phase "animiste", culturelle et sociale dans laquelle nous nous trouvons encore en ce qui concerne les phénomènes alcooliques, avec l'espoir que s'amorce... un mouvement vers une autre phase plus "scientifique". De ce que ce temps ne soit pas encore advenu "tous nos préjugés témoignent", constataient-ils, il y a plus de vingt ans, sans que leurs propos aient aujourd'hui perdu toute leur actualité.


De la pudeur à la honte

Au plan individuel, et au premier degré, la disqualification de l'alcoolique ne manque pas d'explications: sa démesure le déconsidère quand il dilapide l'argent familial, quand ses mensonges ne trompent plus personne, quand il multiplie les cachettes, quand il s'expose à la dérision, aux condamnations, quand ses violences ou son indécence révolte.

L'alcoolique contredit aussi la pratique médicale courante. De toutes les ressources de l'esprit, il s'oppose à l'authenticité de la rencontre. Nous sommes à l'opposé de la finalité normale d'une rencontre médecin / malade. La base implicite du contrat qui unit les deux parties en présence est viciée, faute d'une vérité rendue intelligible par les propos du patient.

Personne ne saurait pourtant admettre que l'acte de boire soit un acte inconscient.

Nous avons ailleurs assimilé à une pudeur l'obstacle verbal qui inhibe l'énonciation, la soumettant à ces mêmes déformations que l'on connaît dans la sexualité. Mais n'est-ce pas, avec la pudeur, nommer une vertu, un sentiment noble qui ne convient guère aux turpitudes de l'alcoolisme? Toutefois, chez le patient, si pudeur il y a, elle laisse la place à la honte, qui est "une disqualification de la pudeur". Mais la honte, quant à elle, ... "laisse transpirer une souffrance subjective qui empêche qu'on goûte le spectacle de la même façon: ... une trace de sadisme altère toujours le regard, si indulgent fût-il, qui se pose sur elle".


L'idéologie de l'aveu

Cette question du regard d'autrui rejoint celle du contre-transfert. Elle a son reflet dans la difficulté d'aborder, avec un buveur, la question de sa consommation. Question d'autant plus troublante que le patient introduit une contrevérité, une déformation des faits, non pas là où l'alibi du non conscient ou du non maîtrisable pourrait être invoqué, mais au moment de l'acte de boire, là où le geste, de toute évidence, n'est pas involontaire mais conscient et présent à la pensée.

Une perversion de la clinique en résulte, insidieuse mais beaucoup plus importante qu'il ne paraît. Le clinicien, qu'il le veuille ou non, se voit entraîné vers l'idéologie de l'aveu. C'est le dernier recours bien intentionné pour aborder cette souffrance subjective - et la certitude diagnostique - tout en maintenant la personne dans sa dignité.

Tout discours, tout élément discursif dès le moment où il est émis, est marqué par l'enjeu de la vérité qu'il est capable de véhiculer. Mais, pour les occidentaux que nous sommes, le donné sous-jacent à toute relation de langage, médicale ou non, est constitué par ce fait que le sujet se veut à l'origine de sa pensée et de son vouloir. Ce type de rapport au discours suscite la conviction que toute émission de langage est le fait d'un sujet autonome et que toute production idéique est volontairement conduite.

La psychologie de l'aveu apparaît dans le prolongement de cette mentalité. L'aveu postule que le sujet possède la vérité sur lui-même, qu'il peut à tout moment la délivrer par la voix du langage ou refuser de le faire. L'aveu postule que le sujet détient la responsabilité de ses actes et de ses dires, et qu'il en maîtrise la mise en oeuvre. L'aveu est assimilé à la vérité. Ces postulats implicites font partie du consensus qui préexiste à toute forme d'échange avec des tiers. Dans cette perspective, un travail thérapeutique performant consistera:

- soit à obtenir cette vérité du patient,
- soit à montrer que sa volonté est subjuguée par un état morbide.

Le diagnostic du délire se fonde sur ce dernier cas de figure. Le médecin se dote d'un raisonnement abstrait qui institue l'échange,

- non pas sur la base d'une demande adéquate à la réalité,
- mais sur la base d'un diagnostic qui inclut l'impossibilité de l'aveu: le délire.

Au malade qui énonce: "J'avais bu deux bières", sont opposées généralement les notions de "mauvaise foi" ou de "déni". On le sait, l'alcoolique est rarement restitué à la dignité offerte par l'invitation à l'aveu. Il ne bénéficie pas de l'exemption du délire.

Nous l'ont rappelé De Mijolla et Shentoub, la psychanalyse n'est pas parvenue à extraire l'alcoolique de cette faille. Lorsque cette discipline a pu donner un sens aux symptômes, la folie ordinaire est devenue intelligible. Par le pouvoir de la science, après un long chemin, elle fut soustraite au jugement moral. Il n'en est pas de même de la dépendance alcoolique; plus encore que l'acte de boire, les attitudes qui l'entourent gardent leur mystère. Aucun sens caché ne parvient à en rendre raison.

Ce vide scientifique conduit, dans les meilleurs des cas, des médecins généreux à ces paroles lénifiantes évoquées plus haut.

Généralement les difficultés sont escamotées en omettant le sujet, c'est-à-dire en réduisant l'alcoolisme à un comportement, ou le comportement à un symptôme.

Les alcooliques et anciens buveurs savent aussi que l'on rencontre encore, plus rarement de nos jours, certains milieux médicaux qui expriment des attitudes de rejet affirmé. Ces rejets ont toujours l'ignorance pour base. Ce facteur saute aux yeux pour quiconque mesure les lacunes de la formation médicale sur une pathologie hautement désignée comme la plus répandue... et la plus coûteuse.


L'abstinence disqualifiée

Hors l'abstinence il n'est pas de salut pour l'alcoolique et sa totale sobriété est une vertu bien ambiguë. On connaît le débat: que veut dire guéri dans cette affection? Ne plus s'enivrer, ne plus être troublé dans son caractère, ne plus s'isoler de ses proches par d'insurmontables dissimulations, ne plus cacher ni se cacher, ne plus mentir?

Si guérison il y a, elle est acquise au prix de l'abstinence qui est tout le contraire d'une conduite ordinaire: les Alcooliques Anonymes savent mieux que quiconque que le patient doit "se reconnaître comme alcoolique toujours et pour toujours". On doit aussi garder en mémoire qu'à l'inverse du toxicomane qui rejoint les apparences de la norme lorsqu'il cesse de s'intoxiquer, l'alcoolique abstinent entre dans une marginalité de fait.

Un des problèmes essentiels de l'alcoolisme tient à ceci que, disqualifié par ses ivresses, le patient l'est aussi par l'abstinence, de façon bien plus subtile et beaucoup plus profonde qu'il ne paraît. Ce n'est certes pas l'alcool en tant que molécule qui est en cause ici, mais l'alcool en tant que symbole. Et pas des moindres: nous avons avancé ailleurs (3) que la continuité est sans faille entre le partage Eucharistique du Pain et du Vin et la "tournée" qui intègre le nouveau venu dans l'équipe ouvrière.

Culturellement, il va de soi de consommer, mais qui s'abstient de partager un verre, refuse un geste d'accueil et doit s'en expliquer.


Les deux concupiscences

Nous touchons ici un des points les plus importants de la question alcoolique. Pour donner plus de clarté à notre propos nous l'illustrerons par une comparaison: celle du sort réservé par des cultures proches à la concupiscence de la chair, d'une part, à celle de l'esprit, d'autre part.

C'est une réalité connue de tous que la première, celle de la chair, est très censurée dans le christianisme. Mais la concupiscence de l'esprit l'est davantage dans l'Islam. Dans cette religion la prétention à la connaissance peut être une offense à Allah. A l'opposé, dans la pensée coranique, le désir physique est considéré comme une fatalité à laquelle l'homme est soumis.

Comme dans toutes les religions il existe des règles d'interdiction. Mais ici, par anticipation à tout débat intérieur, elles sont dominées par une autre règle qui est le respect de l'Ecrit coranique. C'est au respect ou au non-respect de la lettre que s'applique la conscience critique, différant l'urgence d'un débat moral qui affronterait la personne à son propre désir.

L'attitude face à la sexualité illustre ce propos. Etant admis que l'Être est sujet au désir, la censure ne saurait être directement assumée par l'individu. Le retrait des femmes de la vie publique, leur semi claustration, le voile qui couvre le corps féminin opèrent par anticipation. Seule l'observation du texte sacré et de ses prescriptions engagera le fidèle. La concupiscence de la chair ne donnera pas, en elle-même, et surtout de par sa nature, matière à culpabilité. Il résulte de ceci une incontestable libération du moi profond.

Cela se traduit en clinique par ce paradoxe apparent que les familles musulmanes tolèrent la transgression alcoolique, conçue comme une obéissance au corps, mieux que ne le font souvent les familles occidentales.

Inverse de celle-ci apparaît la position chrétienne énoncée par l'Apôtre: "Tout m'est permis mais tout n'est pas profitable (...) tout m'est permis, mais j'entends, moi, ne me laisser dominer par rien" (1, Cor. 6-2). Le vin, symbole du sacrifice divin, est institué comme témoignage de l'engagement de soi-même dans la relation à l'Être. C'est à l'homme responsable qu'il appartient de prendre possession du pouvoir de l'alcool, au risque du contact avec sa propre nature.

Voila qui est lourd de conséquences: si pour l'Islam, la dégradation éthique commence avec l'alcool, dans le monde occidental, elle commence avec l'ivresse. Dans notre univers, celui qui peut contenir la puissance de l'alcool sera une personne à part entière : le partage du vin affirme le chrétien. Aura-t-il dépassé la mesure : la rédemption du péché lui est offerte.

Voilà le point précis sur lequel le christianisme disqualifie le buveur. Cette rédemption est sans objet pour celui qui, par sa démesure ou par son abstention, révèle la faillite de son vouloir: il n'est pas un individu à part entière dans la communauté des hommes. En dehors de l'ascèse - mais celle-ci ne vaut que librement désirée - il n'est qu'un simulacre d'Être.

Il y a là un enjeu qui ne peut laisser le thérapeute indifférent. Il se révèle dans toute sa portée si l'on se donne une vue étendue non seulement sur la valeur mythique des boissons fermentées, ou sur les représentations symboliques de l'acte de boire, mais encore sur la façon dont chaque homme est établi dans son être au sein de sa propre culture. La problématique de l'alcoolique, qui paraît si radicalement hétérogène "aux images primaires de notre propre histoire,.." en reçoit cependant de plein fouet le contrecoup.


Conclusion

A une telle exclusion culturelle répond nécessairement une aspiration: celle de rejoindre la communauté des hommes.

Ne pas la quitter d'abord. Que penser de l'usage prolongé des alibis par lesquels l'alcoolique tente de légitimer sa consommation? Mais fêter, accueillir, agrémenter un repas, ne sont plus les motifs qui gouvernent les actes et sa participation aux rituels conviviaux n'est plus celle des autres hommes. Ces circonstances permettent de satisfaire à la quête d'alcool tandis que l'usage inversé du rituel social le vide de sa valeur signifiante. En son fond, la fonction représentative du geste est annulée et l'exclusion est réelle. Le patient s'installe dans le non symbolisé où rien ne peut se dire; pas davantage l'alcool pris seul chez soi (en cachette - car ce qui ne peut se dire ne peut se montrer).

Mais un tel isolement est impossible à l'humain surtout parce qu'il est "endogène", muet: il n'est ni induit par la parole déviante d'un discours marginal, ni compensé par les substitutions symboliques du délire.

La rejoindre ensuite. Retrouver la communauté des hommes : cette aspiration a la force d'une "pulsion". Nous employons volontairement ce terme mais il ne faut pas se méprendre: est-ce réellement l'alcool "molécule" qui est recherché dans le geste de reboire? Que devons nous comprendre du patient qui "ne sait pas pourquoi il a rebu"? La nécessité de "faire comme tout le monde", de rejoindre un réseau symbolique, convenu et convenable, est assurément un motif puissant sinon vital. Tout autre "besoin" n'est-il pas accessoire?

Les pratiques thérapeutiques reflètent pleinement cette réalité. Dans la post-cure où l'inclusion dans un groupe de référence constitue la meilleure garantie de stabilisation, dans la cure où se généralisent les groupes de parole, dans la pré cure, avant tout, où l'on sait combien il faut faire au patient "l'avance des mots".

Car est-il autre lien humain que le réseau du langage?


Rien ne remplace l'expérience vécue d'un ancien buveur :

Témoignages de Jacques : L'alcool on peut dire que j'y suis tombé dedans dès mon plus jeune âge.
Témoignage de Denis : Adolescent, j’étais peu attiré par l’alcool.


BIBLIOGRAPHIE :

1 - De Mijolla et Shentoub. Pour une psychanalyse de l'alcoolisme, Payot. Paris 1973. pp 367 et sq..
2 - Habib C. La pudeur. Editions Autrement, Série morale n°9. Paris 1992. Ouvrage collectif. Préface, pp.12-13.
3 - Durand Y. et Morenon J. L'imaginaire de l'alcoolisme. Editions universitaires, PARIS 1972.






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