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(La pudeur - V -) page
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1 - Un plaisir toujours dérobé au Verbe 2 - De l'utilité du Péché Originel 3 - Des contradictions essentielles 4 - La nécessité d'un Verbe intérieur 5 - Quand la langue délie le sexe On sait pourquoi l'accouplement humain échappe à l'impudeur s'il est accompli dans les conditions voulues de discrétion. Pour contourner l'écueil du langage, les partenaires auront aménagé, dans leur parcours verbal, la transition convenable qui permet d'en venir aux caresses et au "lâcher prise" de l'étreinte. Tous les cas de figure existent. Les vieux couples, partenaires usuels, utilisent un scénario d'approche souvent minutieusement répétitif mis en forme dans leur intimité avec une grande économie de paroles. On y décèle parfois certains regrets : "il ne me dit plus ce qu'il me disait autrefois...". Mais l'épreuve du langage est un temps nécessaire lors d'une liaison nouvelle. Quand se dévoile entre des êtres ce "soupçon de possibilité" et l'espoir d'une découverte érotique, chaque partenaire renchérit un talent séducteur qu'il veut singulier. Toutefois cette parade, étroitement influencée par les codes sociaux, leur est, en vérité, très conforme. Cela s'explique par ce fait qu'elle doit fonctionner comme un rituel. Dans tous les cas la stratégie d'approche obéit à un "balisage symbolique" bien établi. On sait par quelles omissions électives très précises, par quels contournements très conventionnel, les partenaires traversent la pudeur, cependant "si nécessaire aux plaisirs qu'il faut la conserver, même dans les temps destinés à la perdre". Il est un point fondamental qui doit nous interpeller : ayant pleinement acquis le plaisir dans une sortie de la parole, les partenaires n'auront pas échappé à cette vacance de signifiants qui est une condition de la jouissance amoureuse. De ce vide linguistique, de cette incursion hors symbole et hors la loi, les effets sont toujours identiques et - qui pourra le nier - jamais innocents. Il serait faux de croire que l'effet culpabilisant en est réservé aux victimes d'agression ou d'actes indécents. La culpabilité peut revêtir bien des formes. Peut-on ignorer qu'elle n'est jamais absente? Un plaisir toujours dérobé au Verbe Si nul ne se perçoit victime de l'amour consenti, si la suspension du langage contourne l'inhibition pudique entre les partenaires, si c'est bien "sur la pudeur que se prennent les plus flatteuses conquêtes", la faute subsiste, consubstantielle au plaisir du sexe . Cette faute, on en conviendra, est une vieille histoire. Elle a pour nom "péché originel", vaste question qu'il nous appartient maintenant d'interroger. Dès l'instant où l'humain en appelle à la personne de l'autre pour faire l'amour, l'échange linguistique - en tant que communication cognitive - se noue aux fins de communication corporelle. L'accomplissement des faits ne peut esquiver cet antagonisme qui ouvre toujours et nécessairement un espace dans le non symbolisé, une relation directe au réel. Quelque humain peut-il conjuguer ces deux nécessités que sont parler et jouir ? Tout entier dans la conviction qu'il défiait ainsi la Mort, ce patient psychotique ne s'y trompait pas, qui affirmait vouloir atteindre l'extrême de lui-même en "continuant de parler pendant l'orgasme". L'opposition sexe/parole installe en l'humain un authentique clivage ontologique et l'on ne sera pas surpris que, sous l'angle des religions, le pouvoir de légaliser cette faute - le "rachat" - n'est pas en la créature, il appartient au seul Créateur. Hors la psychose quelque oeil intérieur est toujours présent qui censure un plaisir dérobé au Verbe, considéré comme la forme absolue de la loi. Oeil Divin, bien sur, depuis les origines, oeil maternel naguère, mais qui dans la chambre conjugale inhibe encore quelques jeunes épousées devant la photo de leur maman... Mais combien plus fréquent, plus réel et plus étonnant, en notre époque dite "libérée", l'oeil conjugal qui, au dernier moment, fera échouer le plaisir, ou encore se dérober l'amante, fuir l'amant potentiel, dans l'imminence d'une aventure débordante de désirs. On voit donc que si la victimisation de l'offensé est, de toute évidence, en rapport visible avec l'outrage, la violence physique et l'humiliation, il n'en est pas de même de la culpabilisation sexuelle qu'il faut considérer séparément. Celle-ci, diverse dans ses manifestations, est un phénomène autonome, sans rapport direct avec les conditions, heureuses ou dramatiques, qui entourent un événement toujours marqué par la faute. De l'utilité du Péché Originel Une mythologie culturelle qui se perd dans la nuit des temps tire son efficacité de ce double fait qu'elle allège cette faute en la signifiant. Ainsi, en terme de "péché originel", un problème aussi déterminant dans la destinée humaine se trouve opportunément "traitée" par ce procédé qui consiste à le dramatiser par anticipation à tout débat intérieur. On connaît le contenu narratif du texte biblique : cédant à la tentation, le couple primordial goûta au fruit d'un arbre interdit, celui de la connaissance. Il s'ensuit que, installés dans la pudeur, les humains prennent conscience de leur condition sexuelle (et non l'inverse). Le prix fut lourd à payer : ils perdirent leur immortalité première. 6 La femme vit alors qu'il était bon à manger, le fruit de cet arbre! qu'il était à dévorer des yeux! À vous saisir d'envie pour agir avec sagacité!... Elle en prit donc un fruit et mangea; elle en donna aussi à son époux près d'elle et il mangea... 7 Alors leurs yeux, à tous deux, se dessillèrent et ils prirent conscience de leur nudité: ils cousirent des feuilles de figuier pour se faire des pagnes. ... Ce mythe, par sa densité, déborde largement la seule thématique sexuelle. Comme toute, histoire culturelle il possède un pouvoir de signification qui rassemble en une totalité la diversité apparente des rapports de l'être à soi-même, au social et au cosmos. Par sa force structurante, il installe les facteurs de cohérence de l'individu, comme de la société à laquelle il appartient. Dans une extrême concision, la Genèse occidentale réunit toutes ces fonctions. Un sens caché dépasse largement le domaine de la vie sexuée et touche à d'autres contradictions, nécessairement de même nature, et qui affectent explicitement l'accès à la connaissance et l'acquisition du savoir. Des contradictions essentielles Ici le mythe organise ce que la conscience ignore. Disons aussi qu'il recèle l'inconnu mais pas l'inconnaissable. Sa trame dramatique est ainsi construite qu'elle donne une force emblématique à certaines contradictions essentielles, et cette thématisation la dote d'une efficacité transhistorique. Dans le cas qui nous concerne, transparaissent des règles de constitution de la pensée par lesquelles nous verrons se rejoindre : - l'inhibition du corps par rapport au langage, - l'inhibition de la connaissance devant le réel, - l'inhibition du savoir devant l'objet. Ainsi le mythe ne révèle pas directement les structures permanentes de toute expérience humaine, mais il traduit et surtout connecte entre elles les données qui organisent les rapports de la pensée au monde, à autrui et à soi-même. Sur le sujet étudié, la Genèse, c'est une évidence, ne fait pas l'économie de la faute. Un interdit transgressé est d'emblée sanctionnée et payée de l'absolu : la mort. Mais quel est-il au juste ? La connaissance ? Elle leur était interdite et les met en rivalité avec le créateur ; la sexualité ? elle les trahit ; la cueillette ? Ils seront désormais producteurs de leur nourriture. Il y a tout lieu de penser que, dans son essence, le phénomène subversif se situe à la rencontre de ces trois données dont il nous faudra décoder les caractères communs. Quoi qu'il en soit, cette faute est présentée comme une transgression de la parole divine par le couple primordial. La sévérité est extrême mais c'est la condition humaine qui porte le poids, collectivement partagé, et non l'individu singulier. Dans le même mouvement la sexualité est donnée comme le passage obligé pour "croître et multiplier". Cette injonction ici formulée est d'une importance majeure parce qu'elle vaut pour une légalisation : elle ouvre une voie à une réintégration dans le discours. Nous débouchons ici sur une autre donnée aussi paradoxale que fondamentale : la sexualité qui ne s'accomplit qu'en dehors du langage doit nécessairement être pourvue d'un sens. La nécessité d'un verbe intérieur Car c'est une caractéristique de l'humain qu'en aucun moment il ne doit ni ne peut laisser se dissoudre le sens de ses actes et, là où cette vacance est incontournable, on en sait le prix. Si l'acte sexuel n'a pas besoin d'être nommé pour exister, il demeure que toute la réalité sexuelle, individuelle et sociale, n'en est pas moins présente à la pensée. Une partie aussi déterminante de soi-même ne peut échapper à la réflexion ni à l'intrigue qu'impose à l'être la dynamique active et consciente de la reproduction des êtres. Un verbe intérieur participe à l'appropriation de son propre corps, de son propre sexe. Il permet la reconnaissance de l'acte et de son plaisir. Ce verbe est en grande partie un langage secret mais, rançon de la culture et dernier paradoxe, il est indispensable au fonctionnement sexuel. Il fait entrer la personne dans une identité et cette identité dans une syntaxe culturelle. Il est donc une condition d'existence du sujet. Tout ce que l'on sait de la pathologie mentale montre combien sont graves, dans ce domaine, les défauts de dotation symbolique. Comme les arts érotiques orientaux, notre éducation sexuelle se veut organiser un langage initiatique sur l'amour, et pourvoir d'un sens l'acte sexuel. Mais (à la différence de l'Orient) notre "éducation sexuelle", par le jeu des tabous linguistiques est généralement vidée de son contenu émotif au bénéfice d'une vision scientifique. Ainsi a-t-elle a bien du mal à aller à la rencontre de l'érotisme, du plaisir, de la volupté. Ceci explique la mise à profit de certaines innovations techniques qui contournent cette lacune. Des sophistications scientifiques sont venues étayer autant de passerelles d'accès à un signifiant corporel. Nous pensons aux messageries érotiques, à la conjonction pornographie-video, et aussi à la presse, surtout féminine, qui reprend inlassablement les mêmes thèmes et les mêmes articles, répondant à une évidente nécessité. Mais, contradiction oblige, le sens, même et surtout le plus précis, est obligatoirement déporté. Les perversions, majeures et mineures, aident aussi à comprendre l'importance et le rôle de ce verbe intérieur : dans tous les cas, dès l'instant que nous sommes dans le langage, le motif manifeste de l'acte ne peut plus être le désir du corps. Le propre de toute culture, et de la notre en particulier, est que l'acte soit la réalisation de telle ou telle performance ou figure, alibi, conversion de finalité, sens toujours détourné, par où s'autorise la jouissance. Les "positions", les figures érotiques, les "perversions", les "catalogues" des conquêtes, les images culturelles ou l'appel silencieux aux constructions fantasmatiques individuelles, forment autant de signifiants de circonstance par lesquels la chose communiquée se sépare de la chose communicante et instaure un sens. Car il n'y a pas d'autre appropriation du monde que celle qui passe par la médiation des signes. Quand la langue délie le sexe De sorte que l'on se trouve devant le paradoxe d'une activité humaine dont la mise en acte contredit la parole mais dont l'individu ne peut disposer s'il n'a pas été doté au préalable d'un langage adéquat. La pensée, comme la parole, manie les signes de la langue, et, on le sait, c'est finalement la langue qui délie le sexe. On n'accède au fruit défendu qu'au nom de quelque signification : "croître et multiplier" pour l'homme dans la foi, se mettre à l'épreuve de ses performances pour le "macho", de sa séduction pour la "vamp", tandis que le pervers vérifie son rituel. On peut maintenant comprendre de façon plus approfondie les effets de la confiscation symbolique dont on a parlé plus haut et qui affectent les victimes d'outrages ou de violences sexuelles. Il est clair que la contrainte imposée, dans de tels contextes, ne se recense, pour la victime, dans aucune de ces catégories signifiantes qui constituent l'étayage culturel de sa vie sexuelle. Globalement il est plus juste de dire que l'outrage apparaît quand l'acte subi n'entre dans aucune de ces multiples prises de sens que l'on vient d'évoquer. La victime, en elle même, ne peut légitimer la communication sexuelle subie par le jeu des scénarios intimes et personnels dont on a parlé et qui valent pour des rituels. Pour résumer ceci nous dirons que le terme de viol prend tout son sens quand l'acte imposé par le violeur ne peut se connecter avec aucune des significations par lesquelles l'autre, la victime, s'insère dans son identité sexuelle. C'est précisément ce caractère hors-la-loi qui exclue la victime de ce rachat collectif de la culpabilité sexuelle - paradoxalement plus la victime que le violeur qui, quant à lui, entre dans une catégorie identitaire bien spécifiée. ![]() (Illustration. - Photo : MNATP
Collection : Musée national des arts et traditions
populaires, Paris, France) |
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