Comprendre l'alcoolisme


PROVISIONS ET CACHETTES





 
Texte condensé; pour consulter le texte développé.


D'après
le Dr Jean Morenon "Provisions et cachettes" JOURNAL D'ALCOOLOGIE 17 rue Margueritte 75017 PARIS.



La constitution de réserves clandestines, "... plutôt trop que pas assez" est "une attitude typique de l'alcoolique". Elle est parfois évoquée après la cure lorsque le patient s'avise de nettoyer son domicile des bouteilles vides ou pleines qui s'y trouvaient cachées. Mais pourquoi dissimuler des bouteilles et boire en cachette quand l'entourage a renoncé à être restrictif?

Ce symptôme, quasi-universel de l'alcoolo-dépendance, paraît répondre au but utilitaire d'avoir une provision à portée de main. La réalité est plus complexe et, là où le patient organise sa "survie alcoolique", se profilent des motivations plus enracinées dans la biologie des espèces. Car cette constitution de réserves dissimulées paraît empruntée à des réflexes d'accumulation plus archaïques. Pour nos patients, en état de dépendance, on peut pressentir qu'une attitude préventive du manque est incontournable. Mais pour la mieux comprendre il faut se référer aux périodes de restrictions. On sait que, durant les disettes, provisions et réserves deviennent une constante préoccupation. Les familles constituent des réserves. Certains le font pour leur propre compte et, au risque de la honte, rompent le cercle de la solidarité familiale. Mais chacun est porté à la discrétion et à la cachette : à la constitution du stock alimentaire s'ajoute cette règle de ne pas "crier sur les toits" que l'on a pour les siens, ou pour soi-même, accumulé ces provisions.

Pour nos patients, un besoin permanent et jamais satisfait peut-il aller sans l'inquiétude d'une pénurie menaçante? La relation est facile à suggérer entre la permanence de ce "manque" et l'anticipation constamment révisée à la hausse de la réserve à prévoir. Dans l'entretien clinique, l'évocation d'un comportement aussi élémentaire permet au patient de se reconnaître en dehors d'un contexte de pure dépendance alcoolique : il est important de lui apprendre quelque chose de lui-même qui ne s'inscrit pas directement dans les malédictions de l'alcoolo-dépendance. On favorise l'ouverture du dialogue sur une attitude connue comme "honteuse".

Toutefois le sentiment fautif s'alimente aussi ailleurs car ce n'est pas au détriment d'autrui que l'alcoolique fait ses réserves et l'on n'explique donc pas ainsi la culpabilité attenante. Mais il boit seul et ce geste le place à l'opposé de l'amateur de bon vin qui prend plaisir à déguster en compagnie ses meilleures bouteilles.

Plus qu'un usage, c'est une règle que de partager. Que la prise dissimulée d'alcool suscite ce sentiment fautif, cela montre que, pour l'être en société, l'acte corporel ne suffit pas à l'acte de boire. Tout acte corporel se pourvoit d'un sens mémorialisé aux origines de notre culture. La continuité est sans faille entre le partage Eucharistique du Pain et du Vin et la "tournée" qui intègre le nouveau venu dans l'équipe ouvrière. L'acte de nature n'a plus cours pour l'homme qui tire sa subsistance du travail communautaire. L'acte de boire est contraint par le rituel : on trinque pour commémorer, célébrer, fêter, accueillir voire apprécier, témoigner, juger, "accompagner un repas".

La communauté de production a son reflet dans la communauté de consommation. La chasse et la pêche des sociétés archaïques sont suivies d'une répartition collective de nourriture. De corporelle, la finalité de l'acte alimentaire est convertie dans et par un code de comportement qui assure à l'acte de nature un ancrage dans le symbole. Prenons y garde, ce code fixe aussi la norme : les "tournées" assurent un décompte.

A partir du moment où les besoins du patient ne sont plus concordants avec les lieux, les moments et les contextes réguliers de consommation, le respect de cette norme est pour lui le problème. La prise d'alcool solitaire, par obéissance aux seuls besoins du corps, est soumise à la pudeur et à la culpabilité. Il en est ainsi pour tous les comportements où l'humain doit se soumettre aux lois de nature et/ou à la pulsion pure.

Mais s'il n'est pas aisé de se soustraire au besoin, il n'est pas moins difficile de soustraire le geste à son accompagnement symbolique et "à la puissance des signifiants". Autant qu'il le peut, le patient dissimule ses approvisionnements derrière des actions légitimes, le tiercé, la partie de carte ou de boules... On connaît ces alibis qui ne valent qu'en tant qu'occasions de consommer. Dans les apparences, cette utilisation détournée des rites sociaux et des motifs conviviaux préserve les normes du groupe.

Une autre stratégie consiste à rechercher des lieux, des moments des contextes où le dépassement est reconnu. Les alcooliques vont vers d'autres alcooliques, ils nivèlent leurs affinités sociales, le côtoiement d'autres buveurs devenant toujours plus nécessaire, jusqu'à la clochardisation.

Puis quand le besoin est permanent, l'obéissance au corps est incontournable et toutes les limites sont révoquées. L'acte de boire, alors, ne peut se dire ni se laisser voir, le secret et la solitude s'imposent. On comprend que la culpabilité soit le point crucial de la relation clinique en alcoologie. 



LAVRIC BORIS. Sur les Ailes de la Nuit.









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