L'invention de la monnaie

Ses rapports avec le temps et l'espace




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Les pièces de métal précieux, qui rendirent toutes choses égales à toutes choses, prirent la place des choses dans les échanges, tout comme les mots prennent sans cesse et toujours la place des choses dans la vie.
Clarisse Herrenschmidt



1) la monétarisation des échanges
2) qu'est-ce donc que la monnaie?
3) une invention qui bouleverse le temps et l'espace



Bienfait du Ciel ou tentation diabolique, qui n'aimerait l'argent? L'enfant convoite la pièce qu'on lui offre mais il la porte à la bouche. Au delà du numéraire, et du fétichisme, qui lui est toujours plus ou moins attaché, la monnaie ne peut être utilisée qu'en devenant l'objet le plus abstrait qui soit, ce qui ne va pas sans problèmes et a bouleversé notre vision du temps et de l'espace.


Franc de jean le bon - avers
Ci-contre:
"Franc à cheval"  en or émis en 1360 sous le règne de Jean Le Bon II (1350-1364). Représentation du roi à cheval, ce qui a donné nom à la monnaie. Il est revêtu d'une armure et coiffé d'un heaume couronné.
Légende: JOHANNES DEI GRATIA FRANCORUM REX (Jean roi des Francs par la grâce de Dieu).
Au revers (ci-dessous): croix fleuronnée dans un quadrilobe.
Cette monnaie est le premier franc de l'histoire monétaire française. Cette pièce d'or est frappée pendant la guerre de Cent ans et a permis de financer la rançon du roi capturé par les anglais en 1356 à la bataille de Poitiers. Ainsi, le roi est "franc des anglais", c'est-à-dire libre d'où le nom de "franc" pour la monnaie.
Ainsi débute l'histoire du franc... (d'après le musée de Parthenay).


La monétarisation des échanges

Le concept de monnaie signifie avant tout la monétarisation des échanges. Le phénomène paraît aller de soi dans la vision occidentale d'une vie en société. Cette monétarisation suppose une certaine élaboration de nos structures intellectuelles, de nos instruments de pensée, dont nous sommes, individuellement dotés. Un bref regard sur l'histoire de la monnaie nous aidera à mieux comprendre ce fonctionnement car on ne saurait avancer dans cette étude sans une réflexion sur l'origine de l'invention monétaire et sa transmission à travers les siècles et les peuples.


Qu'est-ce que donc que la monnaie?

Tous les peuples du monde utilisent une monnaie, mais notre entendement parvient difficilement à l'idée que cette monnaie peut être une barre de sel, encore que celle-ci, parfois précieuse, puisse revêtir un réel intérêt nutritionnel et économique; mais qu'en est-il d'un coquillage, objet abondant et sans valeur, apparemment choisi pour ce motif?

En fait ce type de monnaie n'a de sens que dans un système où il se limite à être le témoin d'un échange. Ceci représente cependant un progrès évident sur le simple troc. Echanger des paniers contre un arc et des flèches suppose une industrie et une production. Dans cet échange le coquillage vaut pour ce qu'il n'est pas, ou plus précisément indique ce qu'il n'est pas: l'un ou l'autre des objets échangés. Ceci facilite la production qui n'est plus liée à l'occasion d'usage, et facilite aussi l'échange qui n'est plus asservi au processus de production.

Ce système ne nécessite pas que l'objet témoin ait une valeur en lui même. Bien que les coquillages soient abondants dans la nature, et que l'on puisse tricher, il ne peut exister de fausse monnaie. La raison principale réside en ceci que si l'idée d'échanger ce qui est créé existe, l'idée de créer quelque chose en faisant un échange n'existe pas. Sous cette condition et réserve, les coquillages peuvent servir de monnaie en un sens qui pourrait se rapprocher de nos conceptions. Ils valent pour un décompte. Ils n'ont pas plus de valeur que les instruments qui serviraient à écrire le nombre d'arcs, de flèches et de paniers échangés: le volume de l'échange ne permettrait pas de s'enrichir en accumulant ces instruments.

L'invention de la monnaie dans sa forme et son usage actuels contient ceci qu'elle n'est plus un simple témoin d'échange (et même de moins en moins). Typiquement occidentale, et en voie de planétarisation, cette invention n'est pas nouvelle; elle est inséparable de l'émergence de la pensée abstraite, autrement dit de ce que l'on a appelé le "miracle grec".

Il est juste de remarquer que l'antiquité gréco-romaine a connu un développement économique de nature capitaliste extrêmement avancé et que notre Moyen-Âge fut sur ce plan une période de régression.


Franc de Jean le Bon - revers
Nous comprendrons mieux le problème en examinant cette parenthèse médiévale: il ne fut pas dans les attitudes mentales des féodaux de faire fructifier l'argent. L'argent était pour eux un signe de puissance et de richesse, et une sécurité pour payer des rançons, aléas naturels de leurs guerres. Les féodaux n'eurent réellement pour capital que les masses serviles sur les terres soumises où ils les exploitaient mais, de leurs richesses en or, ils ne savaient tirer aucun rapport.





Ce genre de gestion monétaire était réservé aux monastères et aux communautés juives qui (quant à elles) ne pouvaient posséder de terres et devaient faire face aux persécutions avec les spoliations qui les accompagnaient. Facilités par la sauvegarde des langues qu'ils pratiquaient (le latin et l'hébreux) les uns et les autres avaient conservé l'aptitude au négoce par delà les vestiges de l'empire romain.

En opposition aux masses paysannes et villageoises, soumises au servage et vraie richesse des seigneurs, se sont développés dans les bourgs un artisanat et une société commerçante qui devinrent plus tard l'élément actif et créatif de la Révolution (la bourgeoisie). Mais entre temps était survenu le "Miracle Toscan", épaulé par le transmission arabe des connaissances antiques. La Renaissance fut bien la résurgence de la pensée antique par delà le moyen-âge. Il fut renoué avec la capacité de penser l'abstraction au niveau de l'économie, des techniques, des sciences et des arts, comme en témoignera en France le Siècle des Lumières. Le négoce est sorti des bourgs et les puissances d'argent se reconstituent. La Renaissance fut aussi celle de l'usage Antique de la monnaie.


Une invention qui bouleverse le temps et l'espace

Quelle fut donc cette invention hellénique? Pour l'anecdote nous dirons qu'elle est imputée à un roi de Lydie, bien avant Jésus-Christ. Voici le contexte de cette invention: on a pu supposer que les grecs ont utilisé d'abord comme objet d'échange ce qu'ils avaient de plus précieux: les boeufs, (car à l'origine ils n'étaient pas un peuple de marins mais de pasteurs). Quoi qu'il en soit l'or prit bientôt cette place sous forme de lingots, peut-être précédé par le fer, métal très précieux à l'époque. On interprète en effet comme la première des monnaies, de lourdes broches de fer dont on voit quelques exemplaires au musée d'Argos. Notons au passage que ces obèles (= broches, cf. obélisque) auraient laissé dans le langage le mot "obole".

Mais pour être évalué en quantité, comme il convenait, on imagine qu'un métal précieux devait être pesé. C'est ici que se place l'invention du roi dont nous parlions: il fit fabriquer des pièces en or marquées d'un sceau qui en garantissait le poids constant. Il devenait inutile de les peser: il suffisait de les compter. On perçoit évidemment la facilitation du négoce. Dans la foulée et très vite, à l'échelle des temps historiques, le système bancaire se développa et l'usage des chèques, substitués aux paiements en espèce, devint courant.

[Note de JP Morenon: Il y a là au départ une erreur conceptuelle. En effet il faut distinguer la monnaie comme unité de valeur, et la monnaie comme support matériel de cette unité de valeur. Car la première a précédé la seconde de plus de 2000 ans. Or c'est celle-ci qui nous intéresse. Aujourd'hui, avec l'informatique, nous pourrions assez facilement nous passer des pièces et des billets. Mais imaginons la monnaie scripturaire sans informatique... Et bien les peuples de Mésopotamie l'ont fait. Et ils n'avaient ni papier ni papyrus. Tous leurs comptes étaient faits sur tablettes d'argiles. Imaginez l'administration que cela nécessitait... Il y a plus de 4000 ans, ils ont développé des empires prospères, et des technologies inédites, ils faisaient du commerce dans tout le bassin méditerranéen et jusqu'en Inde, uniquement avec de la monnaie scripturaire. La lettre de change a donc précédé, de plus de deux millénaires, les pièces frappées et non l'inverse.
Voir l'argumentaire et les références dans le document "L'invention de la monnaie".]


Si l'invention du numéraire-or (numerare = compter) est déjà remarquable, on va voir que là ne se résume pas le changement de niveau que représente l'invention hellénique. Nous disions plus haut que tous les peuples du monde utilisent la monnaie comme témoin d'échange et nous ajoutions que, s'il existait l'idée et la nécessité, d'échanger les produits de l'activité humaine, l'idée de produire quelque chose ne pouvait découler de l'acte d'échanger. On pouvait accumuler des choses produites mais l'idée n'existait pas que l'échange pouvait être productif en lui-même: on ne pouvait rien créer de concret en faisant un échange.

L'acquisition des capacités de penser dans l'abstrait (par exemple une valeur et non un objet) s'enchaîna avec un renversement absolu: les grecs ont surtout découvert qu'en faisant des échanges on peut obtenir de la monnaie. Ceci implique qu'à la différence des coquillages, le numéraire garantisse une contre-valeur par une certaine valeur propre. On sait combien l'invention fut durable. Notons au passage que ce fut du même coup l'invention de l'inflation, non moins durable, inéluctable, car une partie de cette monnaie provenant de l'échange ne correspond à aucun bien crée ni service rendu et déprécie l'ensemble de la masse monétaire. Bien avant le franc lourd, un empereur voulant mettre fin à cette dépréciation créa une monnaie solide, le solidus, devenu le sol puis le sou...

[Note de JP Morenon: Les mésopotamiens, bien avant les grecs, avaient inventé le prêt à intérêt, et la spéculation. Des dettes constatées étaient négociées, bref ils savaient "produire de l'argent avec de l'argent". Mais contrairement à nos pratiques "modernes" il y avait une morale: Toute dette devait être solvable, soit par un remboursement (capital et intérêt), soit par une mise en servitude du débiteur, mais pour une durée maximum de 5 ans. Cela signifie qu'ils estimaient qu'au delà, le créancier avait obligé un débiteur au delà de ses capacités connues de financement, et donc le solde de la dette était annulé.
Voir argumentaire et références in: "L'invention de la monnaie" et le dossier "Le Code d'Hammourabi" (en particulier la "traduction comparée" et le travail d'Edouard CUQ).

A propos d'inflation, la masse monétaire est bien augmentée par la mise en circulation de la part "capital" des dettes, monnaie scripturaire, mais comme le remboursement comprend les intérêts, et que pour ceux-ci aucune monnaie n'est mise en circulation, la masse monétaire tend au contraire à la raréfaction (sauf à avoir recours à la "planche à billets"). On observe d'ailleurs que dès qu'un pays, ou un groupe de pays, contrôle à la fois la mise en circulation des dettes (monnaie scripturaire), et la "planche à billet", alors, par le prélèvement quotidien des intérêts sur la masse monétaire, celle-ci fond comme neige au soleil. La monnaie manque cruellement, les échanges sont ralentis, l'économie est littéralement asphyxiée...]
Voir le dossier "monnaie" sur ce lien.]


On laissera de côté, aujourd'hui, ces aspects négatifs pour insister sur le fait que cette découverte va bien au-delà des questions du négoce et de l'économie. Voici, brièvement résumé, un aperçu de ces conséquences.
 
Dans le monde agraire traditionnel "an-historique", le temps et l'espace repérables sont limités ou plus exactement circularisés par la logique de la production:
 
* l'espace a pour limites la périphérie du domaine utile et accessible, dont le paysan occupe le centre (et souvent le vénère);
 
* le temps suit le cycle annuel, récurrent, des saisons (l'année =l'annulus) par lequel, entre passé et avenir, on vérifie que ce qui existe a déjà existé et doit exister à nouveau selon un ordre prescrit et sacralisé.

Mais, lorsqu'elle est "transformée" en monnaie par le marchand, la récolte, peut, comme l'or, perdurer indéfiniment d'une année sur l'autre; du même coup le temps devient pour lui indépendant du cycle annuel. De la même manière l'espace devient illimité, car peu importe pour le négociant le terroir d'ou provient la marchandise. Peu importe cette marchandise: le producteur tend à devenir tributaire du marchand.

La monétarisation des échanges conduit donc à une rupture des liens concrets avec un espace et un temps circulaires et récurrents. Avec l'invention monétaire le temps devient non-fini et non limité. Non-finie et non-limitée sera du même coup la puissance céleste, maîtresse du temps et de l'espace. Mais, en deçà du sacré, la non limitation spatio-temporelle a donné toute son efficacité à la pensée scientifique celle-là même qui ordonne notre fonctionnement intellectuel.

[Note de JP Morenon: Au stade cueilleur chasseur, l'homme est totalement tributaire de la nature. Son existence n'est pas très éloignée du monde animal. Des trocs existent pourtant déjà, et qui dit troc dit entente minimum sur la valeur des termes de l'échange. Celle-ci étant appréciée de gré à gré et au cas par cas. Pour autant la notion de valeur (abstraite) émerge. Mais elle ne concerne que des objets réels (un collier, un silex) et donc le résultat effectif d'une tâche, laquelle peut être aléatoire (chasse). La valeur ne peut donc s'entendre que "en nature" et ne provenir que d'une "tâche". La propriété du produit réel de la tâche (on ne parle pas encore de travail) est transféré d'un protagoniste à l'autre par l'échange. La notion de temps est absente.

Au stade cultivateur artisan, le travail, en tant que tel, devient objet d'échange. Mais il n'est pas prudent d'en apprécier la valeur "à la tâche", car alors la question de la propriété du produit du travail reste objet de possibles litiges. Par ailleurs si la tâche peut avoir un résultat aléatoire, le travail doit être régulier. Aussi les employeurs ont vite compris qu'il était préférable d'apprécier la valeur du travail "au temps". Ainsi la propriété du produit du travail ne passe jamais par le travailleur (qui en est dépossédé) et reste attachée à l'employeur. Le temps devient dès lors composante de la valeur. Et il ne saurait être circulaire, sinon qu'adviendrait-il de la valeur?

Dans les deux cas les saisons rythment les échanges, sinon qu'avec la monnaie, la "mémoire" des dettes (et donc des échanges) peut largement dépasser ce rythme (immobilier).]



Quentin Metsys. Le préteur et sa femme.


Note: On a remarqué la grande résistance des étymologies. Le mot que nous utilisons, monnaie, vient du latin prévenir (monere cf. prémonition). L'atelier de fabrication de la monnaie jouxtait le temple de Junon Moneta dont les Oies sacrées avaient prévenu les romains de l'approche d'envahisseurs. Il doit son nom à cette proximité.



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