LA QUESTION DE LA VOLONTE EN CLINIQUE ALCOOLOGIQUE




Article paru dans la revue NERVURE - Février 1992.


Vers le texte abrégé; version arabe.



Résumé: L'alcoolo-dépendance a pour traduction clinique deux formes possibles: l'une souvent bruyante, l'addiction, l'autre silencieuse, l'abstinence thérapeutique. Ces deux états sont rarement interrogés dans les caractéristiques qui les organisent et les opposent. L'abstinence est riche d'enseignement et l'écoute des patients fait entendre en premier lieu que ce n'est pas l'absence d'alcool qui crée le besoin, mais sa présence dans l'organisme. Sur cette base les auteurs développent une réflexion sur ce non-dit permanent et extrêmement nocif en clinique alcoologique qu'est la question de la "volonté".


WILL-POWWER IN ALCOHOLOGIC CLINIC

Abstract: Alcoholic dependence takes on either of these two clinical forms: addiction which is often noisy, and therapeutic abstinence which is silent. Their contrasting characteristics have seldom been inquired into. Abstinence is crammed with informations; the patient's remarks make it clear that it is not alcoholic abstinence that creates the need of alcohol, but its presence in the organism. On this basis the authors have worked out some reflexions on the matter of "will-power", a permanent unsaid and extremely noxious notion in alcohologic clinic.


L'homme a besoin d'aliments solides et d'aliments liquides; les premiers sont représentés par la viande, les légumes, les fruits, le pain, etc., les seconds par l'eau, les jus de fruits, le vin. Dans la première enfance le lait assure seul l'alimentation et ce n'est que plus tard, semble-t-il, que l'esprit reconnaît la distinction que nous venons d'indiquer en aliments qui se mangent et aliments qui se boivent. Après le sevrage un facteur social devient prépondérant, faisant apparaître le besoin véritablement humain qui est de n'admettre qu'une nourriture transformée. Par les manières de tables, les rituels culinaires, ou la sacralisation, comme pour le pain et le vin, la communauté de production a son reflet nécessaire dans la communauté de consommation. Ces diversifications naturelles, culturelles et cultuelles font qu'aucun des aliments cités n'est un besoin en soi, si bien que sous plus d'un aspect la distinction solides / liquides peut paraître sommaire.


La faim et la soif ont leurs contraires.
Hunger and thirst have their opposites.

Mais cette vision tire son intérêt de l'existence de ces deux messages distincts que sont la faim et la soif par lesquels l'esprit humain perçoit les nécessités, non confondues, du boire ou du manger. Ces deux signaux, lorsqu'ils sont présents à la pensée, suscitent chacun des comportements spécifiques. Ils proviennent du corps, affectent l'esprit, et contribuent au maintien d'une condition physiologique convenable. Mais il saute aux yeux que ces deux signaux ne peuvent aller sans leurs contraires qui exercent un contrôle sur la quantité, indiquant à l'esprit le moment où il convient de cesser de manger ou de cesser de boire. Curieusement ces contraires, pourvus de noms scientifiques tels que "signaux de satiété" ou encore "arrêt instinctif", ne sont pas nommés dans le langage commun. Peut-être cela trouve-t-il son explication dans le fait qu'ils provoquent l'abandon d'une action préexistante, non pas une conduite active mais un comportement par défaut. N'est-ce pas en privilégiant une réalité apparente que l'on a conçu l'alcoolisme comme un attrait immodéré pour une boisson et non comme l'impossibilité d'en limiter la consommation, ce qui, à l'analyse, est toute autre chose.

Les travaux sur les processus de satiété, et leurs rapports avec l'action des neurotransmetteurs au niveau du diencéphale, n'ont pas leur source dans la recherche alcoologique; cette lacune a probablement dévoyé la vision médicale et empêché d'entendre dans son véritable sens la parole des malades ainsi que l'expérience essentielle des anciens malades, deux données sur lesquelles nous appuyons notre étude.

L'extrême précision des signaux de la faim et de la soif, et des signaux de satiété correspondants est d'un constat facile: le poids corporel se maintient stable par delà les années, spontanément ajusté aux conditions physiologiques changeantes. Pas plus que de l'air qu'il respire, l'être ne se préoccupe des quantités ingérée; mais, effet secondaire ou cause primitive, un petit dérèglement en plus ou en moins se traduira par une prise de poids ou un amaigrissement considérables: les obésités sont souvent accompagnées d'une faim persistante à laquelle l'individu obéit, autrement dit, d'un défaut de satiété. Une des solutions se situe à la jonction de la pulsion et de la raison informée: elle consiste à faire artificiellement ce que l'organisme ne fait plus: se munir d'une balance et mesurer les quantités d'aliments ingérés. La personne normale n'en a nul besoin; le contrôle est fait par son propre organisme qui lui indique qu'il est "rassasié". Dans cet état l'intérêt alimentaire s'annule et la nourriture n'est plus motivante ni convoitée. Il en est de même des liquides; les substances désaltérantes sont normalement recherchées pour leur teneur en eau. La soif est l'indication qualitative d'un besoin hydrique, mais chacun a observé l'ajustement quantitatif de ce signal: dans la soif extrême, le plaisir de se désaltérer cesse de façon assez soudaine pour se convertir rapidement en déplaisir.

En tant que comportement, il serait donc absurde de considérer le boire et le manger sans prendre en compte, d'une part la dualité des signaux incitateurs, d'autre part l'association régulatrice à ces contraires dont nous venons de parler. Car, au bout du compte, un trouble qui a pour effet une consommation sans mesure ouvre sur deux hypothèses possibles:

- l'intensification anormale de la soif ou de la faim;
- le défaut du signal de satiété correspondant.

Ces notions, que nous venons de récapituler, peuvent-elles s'appliquer à l'alcoolisme? Certes les boissons fermentées n'ont jamais été un besoin absolu, mais leur production et leur consommation s'inscrivent culturellement et économiquement dans les usages alimentaires. La tendance actuelle est de placer le phénomène sous le signe de la dépendance et d'assimiler l'alcool à un toxique. Mais les effets psychotropes connus: la détente, la confiance en soi affermie, la dissipation des idées pénibles et des inquiétudes, ne sont-ils pas communs aux dépendants et aux non dépendants? Ne sont-ils pas ressentis et parfois recherchés par la plupart d'entre nous sans pour autant provoquer d'accoutumance? Peut-on perdre de vue que ce "toxique" a pour support un objet alimentaire de grande consommation que la majorité des êtres reçoit comme tel et sans écueil, qui est produit comme tel depuis des temps immémoriaux?


où va la volonté?
"lack of will-power?"

Mais que de l'alcool, on veuille considérer les pouvoirs de la molécule ou ceux du symbole, la clinique de l'alcoolisme est opiniâtre et riche d'indications relativement aux problèmes évoqués plus haut. Dans cette affection, où tout indique que le patient est conduit à consommer "contre la raison et contre sa volonté", l'esprit est spectateur impuissant d'une démesure et de l'absence de réduction du besoin alors que s'additionnent les quantités ingérées. Ce point, la plupart des patients l'expriment par cette phrase: "quand je commence, je ne peux plus m'arrêter"; ce que l'accompagnateur commente ainsi: "c'est une question de volonté". A cette remarque sur la "volonté", il n'est opposé le plus souvent qu'un non-dit médical des plus regrettables. On doit constater que cette allusion prend en défaut les principaux courants théoriques qui ne peuvent assimiler cette observation délaissée dans le champ de la morale. La médecine, comme la science répugnent à inclure, au nom d'une valeur jugée supérieure, un sentiment d'obligation dans leurs champs d'observation; tel est le cas quand la sobriété est opposée, à l'attrait d'une passion ou d'un désir. Mais les problèmes thérapeutiques réels sont ici posés dans leur complexité:

- parce que les processus physiologiques perturbés se chargent, nous le verrons, de réajuster la hiérarchie des valeurs;

- parce que faute d'une connaissance des causes et faute d'un traitement réel de la maladie alcoolique (qui serait le retour aux capacités de limitation) que propose-t-on au patient si ce n'est une sagesse?


Eviter le premier verre.
Avoiding the first glass.

Dans un premier temps, la phrase du patient nous retiendra. Elle indique un phénomène que nous plaçons au centre de notre réflexion: la non apparition de l'arrêt instinctif. Ce défaut, par lequel le patient "ne peut plus s'arrêter" sera considéré sans préjuger de sa cause génératrice dont nous ferons méthodologiquement abstraction. Certes ce trouble peut être imputé sans ambiguïté à l'adjonction d'alcool dans la boisson de prédilection, mais au delà de ce constat, les facteurs qui le déterminent restent hors du champ de notre étude, d'une façon certes réductrice mais que nous tenons pour opératoirement valable. Le patient soutient dans son propos que la présence d'alcool annule l'apparition de la satiété (l'arrêt instinctif) mais il indique aussi que cette présence inverse le fonctionnement ordinaire. Il est clair que la boisson, satisfait un plaisir, ce qui est normal; ce qui ne l'est pas c'est qu'avec l'alcool, le besoin auto-ampliflié déjoue le contrôle quantitatif du liquide ingéré. L'envie est intensifiée sans conduire à satiété, ce qui va à l'encontre des faits ordinaires de la vie et des actes de nutrition, dans lequel s'intègre l'acte de boire. En d'autres termes, il est dit par ces patients que, lorsque l'alcool entre dans la composition d'une boisson, le message de besoin est accentué sans recours. Comment comprendre autrement la recommandation constante des anciens buveurs d'éviter le premier verre, le sujet étant averti que dès la première prise d'alcool la contrainte à consommer ne fera que s'accroître? Reprise comme précepte thérapeutique universel cette recommandation a une signification sous-jacente précise: c'est par sa présence dans l'organisme que l'alcool crée et fait se développer un besoin irrépressible. De façon implicite, la clinique du premier verre et la prophylaxie de la rechute reposent entièrement sur cet axiome informulé: à l'inverse des autres substances nutritives, ce n'est pas l'absence d'alcool dans le corps qui crée l'appétit contraignant mais sa présence. Mais la vérité de ce processus se vérifie dans ce fait clinique qu'après les premières prises d'alcool le patient retrouve rapidement le niveau d'alcoolisation qui était le sien aux moments les plus aigus de son affection, montrant par là que l'anomalie décrite n'est pas modifiable au cours de la vie et se manifestera toujours de la même manière. Elle se vérifie encore dans la logique d'un traitement qui a toujours échoué à réellement "guérir" cette affection, c'est à dire à reconstituer la capacité de limiter les quantités. Beaucoup de malades, avec leur entourage et parfois leur médecin, conservent cette conviction ou nourrissent cet espoir. La thérapeutique qui autoriserait au patient le comportement commun devant les boissons alcoolisées n'existe pas et n'est pas, actuellement, dans les possibilités de la médecine. La stratégie habituelle de la post-cure entend, avant tout, donner au sujet les moyens de se soustraire à la séduction et aux risques du premier verre, implicitement de se défier des faillites de sa "volonté". L'impératif d'abstinence est reçu comme un dogme plus qu'il n'est scientifiquement étayé. Le fait que "l'après premier verre" implique un changement dans la direction thérapeutique doit être interrogé, ce qui n'est pas le cas actuellement. La loi de l'abstinence n'interpelle pas davantage ceux qui s'acharnent obsessionnellement, et ils n'ont pas tort, à pourchasser la molécule d'alcool dans les aliments, sauces, condiments, eaux de toilette, médicaments, etc.. Y a-t-il cependant meilleure façon d'entendre que c'est la présence d'alcool dans le corps, et non le manque, qui provoque le besoin pathologique?


Une obéissance prioritaire.
Compliance to priorities.

Avant d'aller plus loin dans cette analyse et d'examiner la question sous-jacente de la rechute, il convient de situer le contexte psycho-physiologique de la "perte de contrôle". Si le mot "perte" paraît synonyme d'une défaillance de la volonté, faut-il rappeler que l'obéissance prioritaire aux messages de la faim et de la soif est nécessaire à la survie des espèces? Non seulement la "volonté" n'est pas opposable aux conduites oro-alimentaires qu'ils induisent, sinon dans une marge étroite, mais au delà d'un certain degré d'urgence toutes les conduites dites "volontaires" se mettent au service de ces fonctions biologiques quasi-totalitaires. Ceci mérite précision car le problème ne saurait se réduire à une vision mécaniste. Certes la perception des états de besoin ou de satiété est, en toute clarté, dans le pouvoir de la pensée; mais l'esprit, qui perçoit lucidement l'envie, la faim ou la soif, n'a pas la conscience spontanée des surdéterminations qui engagent son efficience au service de ces réquisitions. La conduite pratique des actes de nutrition et la justesse des comportements correspondants font appel à la somme des capacités de l'être, en particulier ses ressources cognitives, intellectuelles, mnésiques, outils les plus conscients et les plus aptes à l'arbitrage du vouloir et de la raison. Mais le "contrôle" du mouvement mobilisateur de ces compétences appartient à des fonctions instinctuelles ontologiquement soustraites à la libre intention, c'est-à-dire à la volonté du sujet. En somme, répondant à des besoins biologiques fondamentaux, les conduites alimentaires sont à la jonction de pulsions instinctuelles, ni réductibles ni différables, d'une part, et d'autre part, de comportements cognitifs qui mobilisent pleinement la raison informée, fondement subjectif et objectif de l'action volontaire. Et s'il y a démesure, l'esprit peut être spectateur, mais n'a pas le pouvoir d'exercer le contrôle ultime sur la toute-puissance de ce type de pulsion. Il existe donc un seuil de réalité au delà duquel la quête d'aliments, son arrêt ou sa poursuite, ne sont plus subordonnés aux décisions de volonté mais, à l'inverse, la faculté de vouloir et son habileté sont entièrement assujettie aux réquisitions alimentaires et mises à leur service. Dans l'urgence de l'auto-conservation la nature opère et impose, comme nous l'avons dit, un réajustement des "valeurs". Une constitution contraire serait un facteur létal pour une espèce. La disponibilité humaine vis à vis d'activités autres que nutritionnelles disparaît, on le sait, dans les détresses de cet ordre. Ce n'est qu'après la survie de l'individu assurée par la suffisance en nourriture que l'activité humaine peut être dirigée vers d'autres besoins et d'autres buts (dont les fonctions liées à la sexualité). Autrement dit, comme d'autres, notre espèce existe parce que dans les situations d'urgence l'individu sait mobiliser toutes ses capacités au profit des nécessités nutritionnelles, avec ce point d'une extrême importance au regard d'une vision psychanalytique du problème: à la différence de la sexualité, il ne saurait être question ici d'une satisfaction différée des besoins.


Qu'un effet de volonté ne peut annuler.
Which will-power cannot cancel.

La prise en compte des processus de satiété fait émerger la question suivante et la place au point focal de notre problème: est-il possible à un être d'interrompre le recours à une substance, sa recherche et sa consommation, à partir du moment ou celle-ci active elle-même le besoin de l'ingérer, serait-ce à rebours de l'ordre naturel? Chacun peut comprendre qu'il n'en est rien car, on vient de le voir, les tropismes alimentaires obéissent à la règle des besoins biologiques fondamentaux et les pulsions d'auto-conservation ne peuvent être annulées par effet de volonté. Si donc le patient non sevré perçoit douloureusement une faillite du vouloir, est-il vraiment interpellé par le fait pathologique? Celui-ci ne se trouve-t-il pas dans ce défaut de satiété lié à la présence d'alcool, comme le soutiennent implicitement les buveurs sevrés? L'impuissance, si manifeste, du sujet à user de sa "volonté" pour arrêter le processus ne peut pas être considérée comme un phénomène primitif pathologique ni comme un phénomène évitable ou résistible, puisqu'elle a pour cause la mobilisation naturelle et contraignante des conduites d'approvisionnement sous l'effet d'un signal d'appétence erroné. Le patient ne peut mieux faire qu'obéir à son corps; il consacrera naturellement son énergie à en satisfaire la revendication, ce qui, en soi, est une réponse adéquate. On peut avancer que ce n'est pas parce qu'il manque de volonté que le patient est alcoolique, mais qu'il est manque de cette "volonté" parce qu'il est alcoolique. Une approche thérapeutique qui méconnaîtrait l'opportunité naturelle et spontanée, bien que malheureuse, de l'asservissement des conduites conscientes à l'ingestion d'alcool s'engage dans une confusion culpabilisante lourde de conséquences. Par contre cette reconnaissance appelle une direction psychothérapique précise, le patient ne pouvant percevoir les bases d'un comportement qu'il place sous le signe d'un "vouloir" toujours en faillite. Si le sens commun voit dans l'alcoolisme "une question de volonté", il faut que soit clarifiée au sujet lui-même l'inconscience fondamentale et spontanée d'une surdétermination qui motive sa recherche d'alcool mais qui est connues de lui et conçue par lui comme le fait d'une volonté pervertie. Ici la plus élémentaire des thérapies cognitives peut se révéler efficace.


Cachettes et provisions.
Hidding places and making supplies.

Un symptôme connu de la clinique alcoologique illustrera nos propos. Par l'auto-amplification propre à cette affection, le défaut de satiété engendre un état de besoin qui n'est pas sans parenté avec les états de détresse physiologique évoqués plus haut. Ce "manque", dans sa permanence, reproduit une sorte de disette intérieure et le comportement auquel on assiste n'est pas sans reproduire les gestes de préservation, en vérité universels, observés en pareil cas. On pense aux précautions élémentaires des périodes de restrictions ou de disette effective où chacun s'assure des provisions et les dissimule, dans une prudente discrétion vis à vis du voisinage; cachettes et provisions sont des "attitudes typiques de l'alcoolique" constatait une patiente qui ajoutait: "et plutôt trop que pas assez". Certaines écoles attribueraient à ces pratique des racines très archaïques: tel patient n'enterrait-il pas ses bouteilles dans son jardin tandis son chien y enterrait ses os. Concrètement la crainte de manquer d'alcool devient une préoccupation prépondérante, obsédante; elle mobilise l'ingéniosité et les conduites en toute priorité dans le but de dissimuler les réserves indispensables. Les patients, spontanément discrets sur ce comportement, se plaisent à le signaler quand une compréhension leur en est donnée.


Le patient reboit-il parce qu'il est alcoolique?
Does the patient start drinking again because he is an alcoholic?

Ceci laisse ouvert, bien évidemment le problème clé de la rechute qui est l'acceptation ou la recherche du premier verre, celui qui anticipe sur le processus que nous venons de décrire et le déclanche. Mais ce problème ne peut s'éclairer pleinement si l'on n'a pas tiré toutes les conséquences de cette "perte de contrôle". Le plus remarquable est que celle-ci, quelle que soit son origine, succède à des doses initiales parfois minimes et sans imprégnation réelle; elle n'indique et ne décrit pas autre chose qu'une avidité croissante jamais réduite par l'arrêt instinctif, ce par quoi ce premier verre pose problème. Car, en dehors du syndrome de sevrage:

- autre chose est la défaillance qui conduit le patient à reboire, dont la matière ne fait pas spécifiquement l'alcoolisme, qui, à l'analyse, n'est jamais spécifiquement le fait de l'alcoolisme mais de facteurs personnels, culturels, circonstanciels.

- autre chose est la perte de l'arrêt instinctif (la perte de contrôle) qui n'appartient qu'à l'alcoolisme et que nous venons de décrire.

Certes la rechute est rarement un hasard, mais, dans ses motifs et ses circonstances, l'acte initial de consommer ne distingue pas nécessairement l'alcoolique, que cet acte soit une erreur ou soit volontaire, consécutif à la fête ou à un "coup dur", à une sollicitation intérieure ou une séduction extérieure. En dehors des intoxications initiées dans l'adolescence, ces défaillances ou ces impulsions appartiennent à tous types de personnalités ou d'événements, normaux et pathologiques, y compris et surtout quand certains problèmes existentiels ou névrotiques font de l'alcool un refuge éprouvé. C'est la "perte de contrôle" qui fait le reste. Ce n'est pas directement parce qu'il est alcoolique que le patient a retouché à l'alcool mais la rechute a suivi parce qu'il est alcoolique. Même si sa dépendance confère des caractères particuliers à l'événement, on relèvera que les motifs et les circonstances par lesquels il a bu, plaisir occasionnel ou habitude alimentaire, sont en général communs à la plupart des êtres.


"Impossibilité de s'abstenir" + "perte de controle".
Impossibility to abstain + the loss of self-control.

Nous ne pouvons conclure sans revenir sur le syndrome de sevrage dont les aspects cliniques et thérapeutiques ont sans doute longtemps occulté le problème débattu. On sait que dans les intoxications de longue durée, pour des raisons qui tiennent à la biologie membranaire, un autre processus d'appétence s'introduit. Distinct il fonctionne à l'inverse de ce qui vient d'être décrit et d'une manière plus conforme aux idées reçues: le besoin d'alcool s'intensifie quand baisse sa concentration et devient majeur quand l'organisme en est privé, ce qui va à rebours de l'hypothèse proposée. La reconnaissance clinique de ce phénomène est ancienne. Elle à conduit les auteurs à déconseiller l'arrêt soudain de l'intoxication, et, le cas échéant à administrer de l'alcool, de préférence par voie veineuse. Le patient, quant à lui, en état de manque, perçoit un malaise qu'il a appris à calmer par la boisson, au risque de la perte de contrôle habituelle. Les tremblements et la transpiration sont les signes les plus visibles qui s'estompent dès la recharge en alcool, (en général dès le matin). Beaucoup de patients soulignent, à ce stade, que le besoin de toxique change de caractères. Son aspect compulsif est reconnu et la boisson n'est plus recherchée pour elle-même mais pour l'effet produit. Il se constitue ainsi un système croisé et clos sur lui-même ou:

1° un certain taux minimum d'alcool est requis au niveau des cellules qui s'y sont adaptées mais, dès lors n'en tolèrent plus le manque, ce qui fonde "l'impossibilité de s'abstenir";

2° dans le même temps la "perte de contrôle" face à l'absorption d'alcool ne cesse de se manifester toujours identique, (avec cependant une baisse de la tolérance).

La conjonction que nous venons de décrire n'a pas échappée au sens clinique de Jellinek. Ce cercle vicieux dramatique d'un besoin auto-entretenu et jamais saturé est en général rompu par une crise majeure. C'est le temps biologique, incontournable, d'un traitement préventif ou curatif des accidents de sevrage. C'est aussi le moment "privilégié" dans la vie du patient ou il est réellement considéré comme un malade. Malheureusement, dans de trop nombreux services hospitaliers, passé cette période, il sera restitué à son état antérieur et tout sera "une question de volonté".






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